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Carnet N° 2 (1925 - 1927)

Carnet N° 2 (1925 - 1927)


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Le Bout du Puy

Le 25 février 1925, je suis monté à Notre-Dame du Bout du Puy. J’ai été étonné de voir, à l’extrémité du plateau, un grand tumulus. Je n’en avais jamais entendu parler et personne ne paraît l’avoir remarqué.
A Estancarbon, à la Capère (métairie de M. Lacombe), existe un tumulus, encadré par quatre chênes. Et les vestiges d’une canalisation en brique, gallo-romaine.

Pic du Gar
(28 décembre 1925)

En faisant l’ascension avec Martial et Élisabeth, je trouve dans la forêt du versant nord, vers 1500 mètres d’altitude, un galet en quartzite roulé, qui porte des traces d’utilisation (genre molette).
Le 31 décembre, même ascension, avec maman en plus. Nous nous égarons sur les à-pics du versant sud... Nous n’en sortons qu’à la nuit.

Tusse de Maupas (3110 mètres)
(9 et 10 juin 1926)

Mercredi 9 juin, sacs au dos et piolets en mains, nous arrivons à Luchon par le train de 9h30, dans l’intention de faire le Sauvegarde, au-dessus du port de Vénasque. Après avoir fait quelques provisions en ville, nous prenons la route de Ravi à 10 heures. Le temps est beau et chaud. Chemin faisant, nous changeons de programme et, après avoir parlé du Néthou, nous décidons d’aller coucher au refuge de Prat Long pour essayer, le lendemain, de monter à la Tusse de Maupas. La nouvelle route franchit le torrent par un pont de bois, à hauteur de l’ancien pont Lacadé. Je tue une belle couleuvre de 1 mètre qui s’était étourdiment jetée dans nos jambes. À Ravi, nouveau pont de bois. Nous voilà dans la vallée du Lys où nous cassons la croûte sur le bord du chemin, en suivant la marche de nuages rapides qui apparaissent constamment au-dessus des crêtes, poussés par un fort vent d’Espagne. Tout à coup, nous nous avisons que nous n’avons pas d’allumettes pour faire du feu au refuge où nous devons passer la nuit, à 1800 mètres d’altitude et sans couvertures. Je dois rebrousser chemin jusqu’à Ravi où j’achète les précieux bouts de bois à un montagnard.
La chaleur est gênante, l’entrainement laisse à désirer et nos souliers, qui étaient au repos depuis longtemps, nous blessent. La vue du cirque du Lys vient nous distraire, on renoue connaissance avec les cimes classiques.
Les pentes vertes de Superbagnères nous rappellent les pentes blanches de cet hiver, quand nous glissions à ski vers les granges de Lesponne. Nous nous rappelons que le chemin raboteux où nous avançons aujourd’hui comme des escargots fut, il y a quelques mois, une piste de neige où nous passions, légers et fiers de notre style !
Après trois heures de marche, nous avons atteint le fond de la vallée et couvert les 13 kilomètres qui séparent Luchon de la cascade d’Enfer. Déjeuner au bord du torrent qui descend de Montarrouye. Élisabeth y laisse son petit couteau d’acier qui était son fidèle compagnon d’excursion. L’inondation de l’an dernier a emporté le sentier et nous montons, un peu au hasard, vers le gouffre d’Enfer où nous arrivons bien fatigués par l’escalade un peu rude.
La contemplation du gouffre nous absorbe longtemps. En cette saison, il est plus tonnant et plus violent que jamais. Il y a onze ans que je n’étais venu ici.
À 5h20, nous atteignons le Ru d’Enfer où nous trouvons la première neige. Le torrent est fort et impétueux et la traversée demande de l’attention et de la détente pour sauter sur les blocs ruisselants. Élisabeth, qui veut faire de l’érudition montagnarde, me propose deux itinéraires : le sentier ou un raccourci. Je choisis naturellement le raccourci, sans tenir compte qu’en montagne « le plus court chemin est rarement la ligne droite ». Et, en effet, nous voilà, haletants, sur un cône d’éboulis très raide tout sillonné de cascatelles. Ce cône se prolonge par une cheminée encore plus abrupte où nous nous accordons des repos fréquents, le sac appuyé à la pente.
Enfin, on apparaît sur un ressaut herbeux où poussent des pins et des rhododendrons. La Tusse de Prat Long nous domine et, à 16h40, nous entrons dans le refuge construit sur un mamelon couvert d’oseille sauvage. La neige commence au torrent qui coule à 40 mètres du refuge et recouvre entièrement les pentes raides qui montent vers notre but de demain. L’inventaire du refuge est vite fait : un bat-flanc, un banc et la cheminée. Un tison rougeoie encore dans le foyer. Nous nous déharnachons et partons à la ronde, en quête de bois. Puis, dîner en regardant le paysage : cirque du Lys, Superbagnères, Bacanère, Gar, Couradilles, Sacroux, Estaouas. À 20 heures, nous allons rapidement (Élisabeth pieds nus) au sud du plateau de Prat Long jeter un coup d’œil sur la coume et le déversoir du lac Vert. Vers 21 heures, des nuées formidables apparaissent vers le Maubermé, la vallée, le Cagire, et avancent vers nous en submergeant les sommets tandis que, très haut, le vent d’Espagne porte toujours de gros nuages.
La marée venant du nord-est avance toujours, atteint Superbagnères, le Céciré, la vallée de la Pique et du Lys. À l’approche du flot, des gazes de brouillard naissent sur les versants du Lys et d’Estaouas et, tout d’un coup, nous sommes plongés dans la ouate. Triste présage pour demain, mais cet envahissement de brume a été grandiose. Il fait froid, le brouillard mouille, nous rentrons dans le petit fortin de Prat Long où nous pouvons braver la tempête et le froid. La première flambée fait une fumée intolérable et nous devons aérer pour pouvoir respirer. La nuit commence à peine et nous prévoyons que nous ne dormirons guère. En effet, à 4 heures du matin, nous sommes au coin du feu, roulés dans nos manteaux, ayant essayé vainement de dormir sur la planche. Je sors : froid noir, brouillard épais...
À 5 heures, un coup d’œil dehors nous a permis d’entrevoir la Tusse de Prat Long à travers les nuages et nous montons aussitôt dans cette direction, sur la neige ferme, comptant sur nos traces pour nous retrouver au retour. Tantôt en lacets, tantôt face à la pente, nous nous élevons rapidement, faisant de courtes haltes sur des îlots rocheux.
Le brouillard se dissipe par instants, découvrant l’Estaouas ou un coin de ciel bleu. Nous avons beau temps, mais nous sommes au sein de la mer de nuages, qui a subitement surgi, hier soir, à l’horizon nord-est. Des traces d’isards et de lagopèdes rompent la monotonie de la neige. Les éclaircies deviennent plus fréquentes et, en escaladant une croupe très raide, nos têtes émergent subitement dans la lumière du soleil, face à tous les sommets du Lys, qui sont rougeâtres, au-dessus de l’immense linceul de neige. Sur une crête, à 400 mètres, cinq ou six isards se reposent de leur promenade nocturne dans les pâturages de Prat Long. La venue du jour, ou notre présence, leur a fait regagner les solitudes glacées. Ils monteront d’ailleurs encore, inquiets de notre approche, et passeront en Espagne par la brèche du Boum. Nous les contemplons un moment, après les avoir photographiés, et nous reprenons notre ascension par des vallonnements et des crêtes plus douces. La mer de nuages est enfin sous nos pieds, à 2700 mètres. Elle déferle presque au pied de la muraille des Crabioules.
Lentement, nous dépassons le cairn de la Tusse de Prat Long et notre ascension se précise. Un vent d’Espagne, très violent, nous accueille en arrivant au glacier du Maupas. D’énormes blocs, dont « un gros rocher cubique », émergent des champs de neige ; le pointillé des traces d’isards sillonne le désert blanc. Quelques accenteurs et corneilles animent la solitude. Il faut atteindre la crête du Maupas par un petit col dont l’ascension se fait en trois coups de collier, et nous voilà sur cette crête qui sépare les glaciers des Crabioules de celui du Maupas et du Boum. De chaque côté, le vide est impressionnant. La neige dure où il faut tailler des marches au piolet, le vent qui souffle en rafales et la raideur des pentes, le tout est démoralisant et le sommet paraît encore bien loin et difficile à atteindre par une crête rocheuse hérissée de gendarmes ou par des névés comme des murs. L’aspect est encore plus vilain quand on regarde en arrière, dans le vide, et nous continuons à gravir un névé glacé pour atteindre la crête granitique où l’on aime à s’accrocher à des prises solides. La gymnastique dans les rochers est préférable et la tourelle centenaire de la Tusse de Maupas se rend sans difficultés à 10h45.
Tour d’horizon bizarre ; la France est entièrement sous la mer de nuages, ne laissant apparaître que les cimes du Lys, le pic du Midi, l’Arbizon et les hauts sommets de l’Ariège, tandis que l’Espagne se déroule à perte de vue. La crête frontière arrête partout très exactement la mer de nuages qui est ainsi abritée du violent vent d’Espagne qui continue, très haut, à porter des nuages de beau temps. Il fait un temps superbe et, malgré le vent glacial, nous demeurons jusqu’à midi sur le sommet à prendre des vues, à inspecter la boîte aux lettres et à déjeuner dans un creux de rocher.
La descente de la crête s’effectue avec précaution et, sans encombrement, à partir du col où finit l’arête, nous commençons une série de toboggans échevelés. Toujours en toboggans, nous plongeons dans la mer de nuages et la sensation du glissement rapide n’en paraît que plus rapide et plus étrange. À 15h35, nous sommes à Prat Long, tout trempés de neige après une heure de glissades enivrantes et reposantes. L’ascension a duré 5h45, la descente 1h35 !
Au refuge, nous reprenons nos manteaux, nous fermons la porte de tôle de notre villa d’une nuit, et nous descendons dans la vallée du Lys par la coume où se déverse le lac Vert. À l’approche de la cascade du Cœur le sentier est détruit, il nous faut marcher au hasard. Enfin, à 16h15, nous sommes dans la vallée où nous devons rester sur la rive droite du torrent, faute de pont, jusqu’à la prise du canal où nous pouvons regagner la route. À 6 kilomètres de Luchon, une auto nous dépasse, s’arrête ; on nous prie de monter et nous rentrons en ville avec M. et Mme Jameson qui nous déposent obligeamment aux Quinconces. À l’hôtel de Bordeaux, où il y a encore peu de monde, nous sommes les seuls montagnards, et à la salle à manger je fais tous mes efforts pour dissimuler le fond de mon pantalon qui s’est mal accommodé de mes toboggans.

Pic de Sauvegarde
(11 et 12 juin 1926)

À 8 heures du matin, nous nous réveillons avec, pour chacun, un coup de soleil rutilant. Élisabeth, surtout, a les paupières tuméfiées et les yeux sensibles à la lumière. Je sors pour lui acheter des lunettes jaunes puis nous prenons le chemin de la gare pour rentrer à Saint-Gaudens. Chemin faisant, nous nous trouvons dispos et décidons de repartir en montagne ! Provisions chez Bigourdan et, à 10h35, nous quittons Luchon par Castelviel. Notre but est d’aller coucher à l’Hospice de France ou à la cabane de Cabellud pour faire l’ascension du Sauvegarde, le lendemain.
À Ravi, la fatigue d’hier nous oblige à nous arrêter pour consommer à la buvette en planches qui a résisté, on ne sait comment, à l’inondation de 1925. La route de l’Hospice nous paraît longue ; nous déjeunons au bord d’un torrent qui descend des pâturages de Campsaure. À 14h45, nous frappons à l’Hospice où Mme Haurillon nous sert du lait ; et en route pour le port ! Le torrent franchi, nous dépassons quelques vaches paresseuses. Trois hommes descendent les lacets ; sont-ce les trois Autrichiens qu’on nous a signalés qui reviennent du Néthou ? Ce sont trois Anglais, partis ce matin de Luchon à l’Hospice en voiture, et qui renoncent à l’ascension du port, n’ayant pas de souliers ferrés. Les premiers névés commencent au bas du rail de Culet et sont très raides. Nous montons au jugé, retrouvant par instant des vestiges du sentier, puis nous fixant surtout aux traces d’Espagnols sur la neige. Au-dessous de l’Homme, nous voyons une avalanche de pierres qui dévale avec fracas d’une cheminée de la Montagnette.
À partir de l’Homme, la pente s’adoucit ; nous dominons les trois lacs de Boum, glacés et sous la neige. Une longue marche de flanc, au pied du pic de la Mine, nous fait atteindre les ultimes lacets, très enneigés à la brèche de Vénasque, et, à 18h25, luttant contre un vent d’Espagne furieux, nous passons la frontière. Un court conciliabule nous détermine à faire le Sauvegarde immédiatement, plutôt que de coucher à la cabane de Cabellud, sans feux ni manteaux, à 2400 mètres d’altitude.
Nous posons donc nos sacs et montons à l’assaut du pic par des névés redressés. Des crevasses nous obligent à abandonner la neige pour gravir des escarpements pierreux et herbeux. Nous atteignons ainsi la crête, qui n’est qu’une corniche de neige d’où le vent voudrait bien nous enlever.
Mais le sommet est tout près, nous le tenons, quand... nous découvrons que nous en sommes séparés par une crête impressionnante : lame de couteau neigeuse. Un instant d’indécision, et nous nous engageons sur cette corniche instable, balayée par un vent furieux et glacial. On avance ployés en deux, en enfonçant profondément nos piques à chaque pas. La tourelle du sommet est absolument invisible. Un rapide tour d’horizon nous montre la Maladetta, Vénasque, les Posets, le cirque du Lys, Luchon, l’Ariège, les Encantados. Je tire une photo, et nous battons en retraite ; il est 19h10 (45 minutes pour l’ascension).
À 19h45, nous sommes de nouveau au port et il nous faut redescendre à l’Hospice de France. Des toboggans magnifiques nous amènent rapidement à la cabane de l’Homme. Un peu plus bas, nous rencontrons deux Espagnols qui montent en sandales, en portant deux valises et une faux ! Ils sont assez inquiets parce qu’ils enfoncent dans la neige et à cause de la nuit qui tombe. Malgré leur souci, notre apparition subite en toboggan et nos figures passées à la poudre de charbon les égaient.
À 21 heures, nous nous débarbouillons au torrent et, dix minutes après, nous entrons à l’Hospice où les Haurillon nous regardent venir. Dîner et coucher à l’Hospice. Le lendemain, de 8 heures à 10 heures, nous regagnons Luchon à pied.

(Note de Gilberte Casteret  : Mon frère Raoul, qui fut le premier enfant de Norbert et d’Élisabeth, naquit prématuré, à une époque où la médecine était encore balbutiante en ce domaine, et fut en grand danger. Nos parents firent un vœu : ils promirent d’aller en pèlerinage à Lourdes à pied s’il survivait. L’enfant vécut et, quelques mois après, Élisabeth ayant été relevée de ce vœu par son confesseur, N.C. se mit en devoir de remplir sa promesse. Il profita donc d’un de ces déplacements en montagne dont il avait l’habitude et décida que, plutôt que d’aller à Lourdes à pied comme promis, il ferait le retour. La distance étant la même, il estima que, de cette façon, il serait quitte. Pourquoi pas, après tout ? Aux âmes simples, tout est simple ! Cette marche eut lieu au terme de la course relatée ci-dessous).

Brèche de Roland
Mont Perdu
Vallée d’Arazas et Cotatuero
Cylindre du Marboré

(25 - 30 juin 1926)
Marche-pèlerinage : Lourdes, Bagnères-de-Bigorre, Luchon, Saint-Gaudens
(1er - 3 juillet 1926)

Le 25 juin, à 2h30 du matin, nous prenons le train à Saint-Gaudens pour Luz-Saint-Sauveur où nous devons arriver à 6h45. À Montréjeau, M. Robach se joint à nous, porteur d’un sac imposant, pied photographique en bois et piolet. Pour notre part, nous avons chacun notre sac (sacs de couchage, pèlerines, appareil photo, fromage pour six jours ! etc.…) Élisabeth a son fidèle bâton de montagne, et moi le piolet de Martial. Tenue d’Élisabeth : corsage boy-scout, jupe et veste réséda, gros bas, feutre noir, souliers de ski. Moi : feutre beige à plume de hibou, veston noir, pantalon kaki, guêtres à trois boutons, souliers sans ailes de mouche. Robach a un costume de ville usagé, bandes molletières bleu marine, pas de coiffure.
On ne dort pas, on devise montagne, astronomie. On passe à Tarbes à 4 heures, à Lourdes à 5h20. Il est près de 6 heures quand nous arrivons à Pierrefitte. De là, le tramway électrique nous amène à Luz sans qu’on ait eu le loisir de voir le paysage, car les nuages sont bas. À Luz, on nous propose des autos de location pour monter à Gavarnie (60 à 75 francs). Nous retenons nos places dans le car qui fait le courrier (15 francs par personne) ; nous faisons un tour de ville et visitons l’église fortifiée des templiers. Dans une boulangerie, nous achetons du pain pour six jours, Robach plusieurs pains d’un kilo et moi un pain de 6 kilos que je dois diviser pour l’engloutir dans mon sac. De retour à la gare d’où notre auto doit partir, nous pesons nos sacs : Robach, 15 kilos ; Norbert, 12 kilos ; Élisabeth, 6 kilos. Nous nous pesons aussi sans sac : Robach, 69 kilos ; Norbert, 65 kilos ; Élisabeth, … ?
L’auto file à grande allure à travers Luz et Saint-Sauveur, côtoie et contourne les précipices à une vitesse folle. Il fait froid et le plafond nuageux est bas et menaçant. Tous les points de vue de la vallée sont masqués. À 11 heures, nous sommes à Gavarnie, face au cirque, invisible. Pour ne pas entamer nos 6 kilos de pain, nous déjeunons avec un pain d’un kilo que j’achète ici pendant que Robach est en quête d’un porteur. À 11h25, on met sac au dos et nous partons pour six jours hors de France et en plein désert de glace et de roches.
Par le sentier muletier du port de Gavarnie (qui est route nationale !), nous dépassons la petite église des templiers, le minuscule cimetière où repose, sous un bloc de marbre brut, Franz Schrader. Trescazes, le porteur, s’éloigne à grandes enjambées, porteur du sac de Robach qu’il a mission de déposer à la brèche de Roland, dans l’abri Russell. Montée sans incident, mais non sans histoires, contées par l’intarissable et intéressant Robach.
On passe au plateau de Bellevue, d’où, paraît-il, le coup d’œil est remarquable quand il n’y a pas de brouillard. Petite halte casse-croûte près du torrent qui descend du port. On atteint un vallon herbeux où l’on quitte le chemin du port pour monter brusquement à gauche (après avoir franchi le torrent), vers le glacier tout proche du Taillon dont nous apercevons la cime à la faveur d’une éclaircie.
Un sentier zigzague sur le versant, disparaît par moments sous les premiers névés, puis on atteint la neige à perte de vue. L’ascension devient rude et, comme nous dominons les nuages, la chaleur et la réverbération deviennent pénibles. (Je me passe la figure au charbon.) On écorne le glacier du Taillon au moment où Trescazes, le porteur, redescend de la brèche. Les crêtes se dévoilent : Gabiétou, Taillon, fausse brèche, Sarradets ; c’est ici le règne du calcaire, et d’un calcaire plissé de la plus étrange façon ; on voit des torsions, comme si la roche avait été aussi malléable que de la pâte de guimauve. Un coup de collier nous fait atteindre le col des Sarradets d’où l’on découvre la muraille de la brèche et les sommets du cirque ; mais ce dernier est occupé par les nuages qui atteignent le glacier de la cascade. On devine sa configuration à l’aspect des gradins supérieurs ; on entend ses cascades (et même une chute de pierres), mais il demeure invisible. Derrière nous est le chemin parcouru ; devant, une forte pente, qui permet de descendre à pic dans le cirque, dévale vers le bas des Sarradets.
Nous mettons le cap sur la brèche par une marche à flanc légèrement ascendante et, au bout de 1600 pas, nous sommes à la brèche de Roland (2804 mètres), qui est vraiment imposante et beaucoup plus large et haute que je ne croyais. La partie droite de la brèche, vue d’en bas, fait penser à l’étrave d’un navire gigantesque, figé dans un océan de neige.
Avec une curiosité bien légitime, nous passons la brèche pour être en Espagne et contempler le panorama. Il est triste : de la neige ; au loin, des sierras chauves ; le tout voilé par une brume légère et obscurci par un gros orage qui gronde au-dessus d’Arazas et qui se dirige vers le mont Perdu.
Sans tarder, nous longeons la sombre muraille vers l’ouest, pour atteindre la villa Gaurier où nous sommes à 17 heures après avoir paré les douches froides qui tombent du haut de la muraille surplombante. Un éboulis nous permet de nous asseoir et de manger devant l’abri Gaurier qui est une tanière s’ouvrant dans la falaise par un trou de la grosseur d’un homme. Pendant que Robach va chercher de l’eau à un ruissellement de la paroi, nous désobstruons l’entrée de l’abri qui est rempli de neige. Confection d’un bouillon sur la lampe à alcool, puis promenade jusqu’à la fausse brèche.
À 20h20, le froid et la brume épaisse nous obligent à rentrer dans l’abri. On s’organise pour la nuit ; c’est- à-dire que, dans cette grotte minuscule où il fait déjà froid et humide, nous faisons une infusion d’eau chaude sucrée, puis nous nous couchons sur la roche semée de cailloux, enfouis dans nos sacs en pilou. Nous nous couchons donc vers 22 heures, espérant dormir, mais le froid se charge de nous en empêcher ainsi que les cailloux anguleux de notre couche. À minuit, n’y tenant plus, nous réussissons à mettre nos deux sacs l’un dans l’autre et à nous y glisser tous les deux. À nous quatre, les deux sacs et nous deux, nous ne faisons plus qu’un seul paquet ! De cette façon, nous avons moins froid, mais impossible de dormir aussi serrés. Vers 2 heures du matin, chacun de nous ayant un côté suffisamment mâché, par un savant mouvement de rotation, exécuté au commandement, nous offrons au rocher l’autre côté de notre personne.
26 juin. À 4 heures du matin, une faible lueur se voit par l’ouverture de la grotte. Je m’extraie péniblement de notre sac, puis de l’abri. Un clair de lune splendide règne sur les étendues neigeuses de l’Espagne. Ce clair de lune, contemplé à 2900 mètres d’altitude, tandis que Jupiter et Vénus paraissent énormes, est impressionnant, dans le silence et la majesté du lieu. Mais le froid est vif et je regagne notre trou. À 5 heures, je sors, un à un, nos sacs que Robach me fait passer, et en route. Avant d’arriver à la brèche, qui n’est qu’à 400 mètres, Élisabeth, qui a souffert du froid toute la nuit, tombe malade à cause du froid encore plus vif qui règne à cette heure matinale.

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26 juin 1926. Élisabeth Casteret devant l’abri Gaurier. (Collection Casteret)

À 5h25, à la brèche, lever de soleil féérique sur une mer de nuages qui couvre la France. Seuls les plus hauts pics émergent : Balaïtous, Vignemale, pic Long, etc... Malgré le vent glacial qui souffle dans la brèche, nous admirons et prenons quelques photos. Puis, en route pour le mont Perdu qui est encore, et pour longtemps, invisible.
Passant à l’ouest de la brèche et toujours sur le versant méridional, on atteint le col des Isards par un névé très relevé et gelé où Robach taille des pas et tâte les crevasses. Il fait grand jour maintenant mais, à l’aube, la température est encore glaciale. Le pied photographique de Robach, que je porte attaché à mon sac, me gêne chaque fois qu’il faut longer la falaise. À partir du col des Isards, où la journée s’annonce magnifique, la marche devient facile sur le vaste plateau de Millaris qui s’étend de la muraille nord du cirque aux pics Descargador et d’Arruelo, au Cotatuero et à Gaulis dont on aperçoit au loin le refuge où nous devons coucher ce soir et les jours suivants, au commencement de la vallée d’Arazas. Nous sommes à l’est du Casque et, en arrivant à hauteur de la Tour du Marboré, on attaque les névés et les gradins de la muraille nord, comme pour y monter. Ici, au premier névé à gravir, Élisabeth a une deuxième défaillance, causée par l’onglée, le jeûne et le froid. Accroupie dans une rimaye, elle passe un triste quart d’heure pendant que Robach va devant en éclaireur. C’est bien le chemin ; en taillant des pas dans la neige dure et en grimpant dans les rochers on atteint le faîte du cirque après une ascension des plus pénibles. (Je porte deux sacs, soit 18 kilos.) Par une marche dès lors horizontale, on se dirige dans la direction du mont Perdu qui paraît encore bien loin et bien haut. Nous passons au col de la Cascade d’où l’œil plonge sur le village de Gavarnie ; on contourne la base du pic de la Cascade, du Marboré, du Cylindre, où nous déjeunons sur un rocher, au soleil. Je vais recueillir de l’eau qui tombe goutte à goutte d’une falaise du Cylindre.
De ce lieu, une marche en écharpe légèrement descendante nous amène en 2700 pas (toujours comptés par Robach !) au petit étang glacé, absolument invisible sous la neige, qui dort à 3000 mètres d’altitude, entre le mont Perdu et le Cylindre, au-dessus du passage du col du Cylindre. Après une courte halte, nous laissons nos énormes sacs sur un rocher et montons à l’assaut du mont Perdu qui nous domine encore de près de 400 mètres. La montée s’effectue par la raillère neigeuse qui se déroule du haut en bas du pic, entre deux falaises. Tantôt sur la neige, tantôt sur les éboulis de droite, on atteint le dôme du mont Perdu. Le lac Glacé, Tuquerouye, les cirques d’Estaubé et de Troumouse se révèlent à une profondeur inouïe. Mais le sommet est encore plus haut. Élisabeth trace les derniers lacets sur la calotte, vierge de pas, et, à 14h15, nous atteignons la corniche de neige qui domine la tourelle du sommet de trois mètres, ce qui fait qu’aujourd’hui le mont Perdu mesure 3355 mètres au lieu de 3352 mètres en temps habituel. Des nuées circulent depuis un moment vers le sud et gâchent le panorama. Sur le registre de la tourelle nous inaugurons une page pour l’année 1926. Le temps est beau, pas froid. Nous avons mis 9 heures pour atteindre le sommet depuis l’abri Gaurier (9 heures de marche sur la neige). Quelques photos ; dernier tour d’horizon, déjà assez nuageux, et nous glissons en toboggans vers l’étang glacé que nous atteignons en quatorze minutes !
On reprend les sacs au passage, à 15h35 et, à 16h55, nous entrons dans le refuge espagnol de Gaulis après avoir descendu en toboggans les « Échelles du mont Perdu » et contourné par l’est les escarpements rocheux qui tombaient sur Gaulis. (Traversées de deux crevasses et d’un beau chaos de marbre noir.) Il y avait douze heures que nous marchions sur la neige.
À Gaulis, nous trouvons un beau refuge, voûté, avec bat-flanc, tables, fourneaux, un peu de foin, registre. Robach et Élisabeth font un somme d’une heure au soleil, sur l’herbe, tandis que toutes nos affaires sèchent, dispersées sur les rochers (les toboggans ont en effet mouillé nos vêtements et le contenu des sacs). À 19 heures, nous dînons et à 21h30 nous sommes enfouis dans nos sacs de couchage, décidés à rattraper les deux nuits sans sommeil, d’hier et d’avant-hier.
27 juin. Je me lève à 5h30, mais nous ne partons qu’à 7h05, par très beau temps. Par une marche horizontale vers l’est, nous atteignons la terrasse sud de la vallée d’Arazas dont nous découvrons, à chaque pas, les merveilles. Entre les falaises bariolées, entrecoupées d’éboulis étagés et de la verdure sombre des sapins, tout à fait au fond, à une profondeur incroyable, serpente le rio Ordesa, qui s’enfonce de plus en plus par vingt-deux cataractes à peu près équidistantes. Paysage inattendu, farouche et désert.
Au loin, sur notre sentier, nous apercevons cependant un convoi de mulets et quelques hommes qui disparaissent aussitôt. Un peu plus loin, nous sommes stupéfaits de les apercevoir au-dessus de nous, sur la crête de la Casetta. Ils ont marché à une allure endiablée pour monter là-haut en si peu de temps. Robach se montre très intrigué de cette manœuvre car, d’après lui, cette crête ne mène qu’à des escarpements de la vallée de Niscle où jamais un mulet n’est passé. Les muletiers et les mulets se détachent en silhouette sur le ciel et n’ont plus l’air aussi pressés. Ils sont arrêtés et nous regardent. Ce sont certainement des contrebandiers que nous avons troublés dans leurs occupations. En nous apercevant, ils ont pris le large et, revenus de leur méprise, ils nous laissent nous éloigner par un reste de prudence.
Traversée de l’aride désert qui sépare la vallée d’Arazas de celle de Niscle. Robach me photographie sur plusieurs à-pics impressionnants. Il nous envoie même loin devant pour que, sur ses clichés, on aperçoive des silhouettes minuscules, perchées au sommet des falaises. Ayant contourné la base du Pueyo de Mondicieto par le sentier en corniche de Fanlo, nous sommes maintenant sur la véritable terrasse sud d’Arazas. Les falaises s’élèvent de plus en plus jusqu’au cap Schrader (2200 mètres), que nous atteignons à 12h05, après une longue marche à travers un lapiaz fatigant. Nous poussons jusqu’au promontoire suivant (12h15) où nous déjeunons, ayant sous nos pieds et en face de nous les abîmes d’Arazas et du Cotatuero et, comme toile de fond, la crête du cirque de Gavarnie, du mont Perdu au Taillon. À 15h35, nous prenons le chemin du retour, intéressés par la nature géologique du sol (calcaire fossilifère, grès, poudingue, sable quartzeux, sable fin, etc.). Rencontre de deux troupeaux de moutons et de chèvres à grandes cornes érigées. Les bergers viennent de loin vers nous pour entamer la conversation, qui est plutôt difficile. Ils sont chaussés des pratiques « abarcas », faites avec de vieux pneus d’auto.
En repassant le plateau rocheux, entre le Pueyo et la Casetta, notre intention était bien d’aller jeter un coup d’œil sur le barranco de Pardina et la vallée de Niscle, mais un orage nous menace et nous fait regagner rapidement le refuge de Gaulis et la caverne où nous avons, le matin, caché nos sacs (16h40). Avec Robach, nous nous attardons dans la grotte de Gaulis à examiner les parois polies par le frottement séculaire des moutons qui l’habitent chaque été, tandis qu’Élisabeth se demande où nous sommes passés.
Nous finissons la journée assis devant le refuge à écouter les histoires de Robach, jusqu’au moment où il devient impossible de discerner si nos visages sont ou non enduits de la poudre de charbon qui nous protège, tous ces jours-ci, des coups de soleil.
28 juin. À 7 heures du matin, après avoir caché nos sacs dans la caverne voisine du refuge, nous traversons l’origine du rio Ordesa pour atteindre la première plate-forme du mont Arruebo. Le temps est splendide, les pâturages criblés de fleurs, et d’innombrables ruisseaux se faufilent partout. À 8 heures, une marche toujours ascendante sur le rebord de la falaise nord d’Arazas nous amène devant une misérable hutte de pâtre telle que devaient en construire les pasteurs néolithiques. À 9 heures, deuxième hutte, plus grande, entourée d’un corral en pierres sèches pour parquer les moutons. Des nuées peu épaisses se forment et disparaissent tour à tour dans les abîmes d’Arazas, hantés uniquement par des corneilles. Robach braque son vérascope dans tous les sens et nous photographie à 400 et 500 mètres de distance sur les caps les plus impressionnants. Nous arrivons à la jonction d’Arazas et du Cotatuero où la profondeur, absolument verticale, atteint 1200 mètres.
La muraille, en face de nous, qui tombe à pic du Salarous, a des teintes splendides. La promenade aérienne se continue par la terrasse du Cotatuero qu’il faut longer jusqu’à son origine, vers le plateau de Millaris. D’ici nous ne sommes plus très loin de Gaulis, ayant presque fait le tour du mont Arruebo. Mais nous ne sommes pas rassasiés de gouffres et de splendeurs et, par une cheminée neigeuse (traces d’isards), nous dévalons dans l’indescriptible barranco du Cotatuero. Les deux torrents sont impétueux et peu faciles à franchir (12h30). Puis, une marche horizontale sur un gazon élastique nous amène au clou de la journée : la chute du torrent dans le vide, de chaque côté des murailles dantesques et, au fond, le cañon d’Arazas, dominé par sa falaise sud où se devine à peine le signal du cap Schrader. Nous déjeunons dans ce site infernal, dans la buée d’une cascade voisine tombant de 200 mètres de haut et parmi les embruns que le vent arrache à la cascade tonitruante du Cotatuero (13 heures).
Robach, surplombant l’abîme, cherche les fameux crampons de fer qui nous permettront de descendre. À 13h40, nous « cascadons » vers ces crampons posés vers 1885 par d’acharnés chasseurs de bouquetins. Les barres de fer, scellées dans une paroi verticale sans aucune prise, constituent un passage aérien des plus vertigineux. Je dois me débarrasser du bâton d’Élisabeth en l’envoyant sans attendre au bas du gouffre et nous passons lentement, agrippés aux barreaux. (Sur une corniche surplombante, Élisabeth prend le temps d’inscrire notre nom !) 14h40. Enfin, une cheminée verticale, mais facile, nous fait reprendre contact non pas avec le sol, mais sur des pentes très relevées, avec une série de gradins escarpés et, plus loin, avec la forêt. On passe au pied de la cascade de 200 mètres qui est à peu près vaporisée du haut en bas. Des avalanches ont saccagé, par endroits, cette belle forêt.
On descend au hasard, puis on trouve un sentier parallèle au torrent (15 heures) dont la pente s’adoucit et mène, à travers une forêt très obscure de sapins, hêtres et buis séculaires, jusqu’à la vallée d’Arazas. Les murailles grises, rouges et jaunes s’entrevoient par des fenêtres de verdure, à une hauteur incroyable. Dès lors, nous remontons l’interminable vallée par une forte chaleur, sous bois. Photo d’une belle cascade et d’un pont de neige. Le sentier monte toujours, jusqu’à la sortie de la forêt à la Cueva de Ramon. (Indisposition.) Encore quelques ressauts pour franchir les cataractes de l’Ordesa, puis une marche dans des pâturages où l’eau jaillit de partout et où poussent des édelweiss, nous fait atteindre le fond d’Arazas. Le torrent ne se passe pas commodément ! Puis on se dirige vers la croupe où se trouvent les crampons de fer qui donnent accès au plateau herbeux et à la tourelle. Deuxième plateau et, enfin, refuge de Gaulis et caverne aux sacs où se termine, à 20h45, après quatorze heures de marche, une longue et splendide excursion.
29 juin. Comme d’habitude, je me lève le premier, vers 6 heures, mais nous ne quittons Gaulis qu’à 8h05 pour monter les échelles du mont Perdu.
Le temps est toujours beau et la neige ferme. À 10 heures, nous passons au chaos et, à 11h05, je suis à l’étang rond du col du Cylindre. Un vautour part du Cylindre en planant ; je le signale à Élisabeth et à Robach qui sont en plein névé.
Déjeuner sur le rocher. À 12 heures, Robach part seul pour sa dix-neuvième ascension du mont Perdu. À 12h15, nous partons à notre tour pour le Cylindre du Marboré, par la raillère neigeuse qui fait face à celle du mont Perdu. La neige est ici assez molle. Nous nous retournons souvent pour voir Robach qui s’élève rapidement. Puis nous attaquons le rocher et, par la crête, nous atteignons facilement la tourelle du sommet (13h30). Robach a atteint son sommet avant nous ; il nous photographie, nous hèle, (on entend peu à cause de la distance et surtout de l’altitude) et, mettant les bras en croix, nous fait le signal convenu qu’il va nous rejoindre sur le Cylindre. Nous nous promenons donc sur la crête, consultons la boite aux lettres de la tourelle. Robach quitte le mont Perdu par un toboggan interminable. Le sommet se voile presqu’aussitôt, les nuages accourent du sud.
À 15h20, Robach nous a rejoint. (Il est descendu à l’étang en neuf minutes !) Et nous redescendons. Nous avions l’intention de faire le Marboré, mais le temps s’est gâté brusquement, il neige et il fait froid. Le grain ne dure qu’un instant mais on a tout à craindre du brouillard et de l’orage. À 15h50, nous reprenons nos sacs ; on souffle jusqu’à 16 heures. Et, à 16h15, nous avons passé la grande corniche horizontale et sommes au col du Cylindre. Descente en toboggans puis, pas à pas, du grand couloir qui se termine par un à-pic. Marche de flanc sur la glace ; en haut des falaises, passage d’une crevasse, toboggan dans la neige fondante, marche sur une neige curieusement tourmentée. Nous passons sur le déversoir du lac Glacé sur un pont de neige. Bancs de calcaire à oursins. En arrivant au lac Glacé, vu une avalanche qui se détache de la muraille nord du Cylindre. (Grand fracas.) Traversée du lac, invisible sous une épaisse couche de glace et de neige.
À 18 heures, nous sommes en France et à l’abri de Tuquerouye où nous comptons passer la nuit. Hélas, la porte et la fenêtre sont ouvertes et le refuge est plein de neige glacée, presque jusqu’au plafond !... Il n’y a qu’une solution à cette heure déjà tardive : aller coucher dans une grange au pied du cirque d’Estaubé. Un long toboggan nous amène en un clin d’œil à la borne de Tuquerouye. Puis une descente rapide nous conduit jusqu’aux pâturages d’Estaubé où nous prenons le sentier de la vallée. Le ciel est de plus en plus menaçant, le tonnerre gronde, on voit les vaches, inquiètes, se grouper et descendre la vallée.
Malgré toute notre hâte, nous nous arrêtons à un torrent pour enlever la couche de charbon dont nous sommes enduits depuis quatre jours.
Poursuite de Robach que nous rattrapons enfin. La pluie se met à tomber dru ; encore 300 mètres, et nous faisons irruption dans la grange de Subercaze, absent. (20h15 ; douze heures de marche.) Nous devisons dans la tanière obscure et basse du berger jusqu’à l’heure tardive où celui-ci rentre chez lui. Petite cuisine habituelle et longue causerie, puis Subercaze nous conduit au grenier où nous passons la nuit sur quelques brins de foin en poussière.
30 juin. De 8 heures à 9h45, on fait des ablutions nécessaires dans le gave d’Estaubé après cinq jours de montagne et on aère : literie, manteaux et paquetages. Bouillon, et départ pour Luz. Un orage de courte durée nous arrête. (Édelweiss nombreux.) Descente de la vallée de Héas.
À 12 heures, nous passons à Gèdre, un peu ahuris de voir des maisons, du monde, des autos. Déjeuner dans un abri pour cantonniers entre Gèdre et Luz et arrivée à Luz à 16h15. (Cafés au lait.) À la gare, nous nous pesons : j’ai perdu un kilo, Élisabeth en a gagné un !
Départ du tramway de Luz, 17 heures ; arrivée à Lourdes à 18h30. Robach et Élisabeth continuent sur Montréjeau et Saint-Gaudens. Je descends à Lourdes. Les hôtels sont tous en désordre à cause du pèlerinage de Barcelone qui part à l’instant. Dîner (10 francs) et coucher (8 francs) à l’Hôtel Régent, rue de la Grotte. Visite de la Grotte à 21 heures. Je suis criblé de boutons.

(Note de Gilberte Casteret  : À partir d’ici, relation de la partie pèlerinage de N.C., qui nous démontre la ténacité et le courage sportif de notre père qui n’hésite pas à ajouter les kilomètres, pour le plaisir, oserai-je écrire, aux journées passées à courir la montagne !)

1er juillet. Réveil à 4h30. Il pleut. Départ à 6 heures ; temps gris. Je quitte Lourdes par la route de Peyrefitte. À trois kilomètres de Lourdes, je prends à gauche la route de Bagnères-de-Bigorre par Juncalas. Ardoisières partout. Je contourne, sans le voir, le pic du Jer. À 7h45, je traverse Juncalas en vue de quelques montagnes. Le temps se lève.
Première halte à 8h15 (1 kilomètre après Cheust), jusqu’à 8h30. (Beau et soleil.) Vu pics du Jer et de la Clique. La route escalade les pentes du pic de la Clique. Halte de 9h35 à 9h40, en haut de cette côte. (Nuageux et frais.) À 10 heures (j’ai fait 16 kilomètres), je passe devant Ossun-ez-Angles. Le temps se remet encore au beau. Avant Neuilh, je quitte la route et m’engage sur les pentes du pic de la Clique ; descente et remontée d’une vallée vers le donjon de Labassère où j’achète un fromage. Descente sur Bagnères-de-Bigorre. À midi, troisième halte (déjeuner) jusqu’à 12h30. Bagnères-de-Bigorre à 13h15. Tour de ville. Achat d’une chemise. Repos devant les thermes. Syndicat d’initiative. Bain. Départ à 16h05 par Beaudéan, Campan et Sainte-Marie où je passe à 17h35. Halte de cinq minutes, à 17h45 (soixante-quatre pulsations). Montée jusqu’à l’Hôtellerie de Payolle où j’arrive à 19 heures juste. (Quarante-huit kilomètres en douze heures.) Dîner copieux sur la terrasse (15 francs). Coucher à 20h30 (15 francs). Je m’endors bercé par le grondement du torrent et la voix caverneuse d’un chien de montagne.
2 juillet. Réveil à 5 heures. Départ à 5h18 ! Froid et brume. Courte échappée sur le massif de l’Arbizon, au lever du soleil. Premiers lacets du col, puis raccourci à travers la forêt. (Vu deux pics noirs.) Fatigué : casse-croûte à 6 heures. (Dix minutes.) À 7 heures, j’arrive au sommet. Tout est dans le brouillard. Je me repose sur la table d’orientation et j’achète un litre de lait qui sent la résine !
Descente longue sur Arreau où j’arrive à 9h30 après avoir fait une halte avec deux gitanes. Acheté confiture et figues sèches. À 9h45, je quitte Arreau et remonte la vallée vers Peyresourde. De 11h50 à 12h20, halte repas à onze kilomètres d’Arreau. Ascension du col de Peyresourde, longue et chaude... Sommet à 13h55. Halte jusqu’à 14h25. Descente par Cazaux et Saint-Aventin. J’arrive à Luchon (Hôtel de Bordeaux) à 16h40, ayant couvert cinquante kilomètres en onze heures. Je fais diverses courses en ville. Cantalou, piolet, lait, coiffeur. Je me couche à 20h30.
3 juillet. À 5h45, je sors de l’hôtel. Première halte à 8h15. Deuxième halte à Cierp, chez Élie Durand, de 9h15 à 10 heures. Café. Troisième halte-repas à l’auberge de Fronsac, de 11 heures à 11h40. Puis, halte de 13 heures à 13h15. (Je fais 600 doubles pas au kilomètre.) Le temps, très beau jusqu’à Cierp, est devenu orageux : tonnerre. Je suis à 3 kilomètres de Barbazan et il me tarde de savoir combien de kilomètres séparent Barbazan de Saint-Gaudens. À 14 heures, un peu avant Barbazan, un orage très court m’oblige à m’arrêter dans une laiterie jusqu’à 14h20. À Labarthe-de-Rivière où j’arrive en nage, je prends un bain. (16 heures à 16h25.) À 17h30, je traverse Saint-Gaudens. À 17h40, j’arrive à la Gracieuse, ayant couvert quarante-sept kilomètres en douze heures.
Cent quarante-cinq kilomètres en trois jours, sac au dos, après six journées de haute montagne.

Cirque de Gavarnie
Échelle des Sarradets
Brèche de Roland
Gaulis
Mont Perdu et Marboré
Arazas
Cotatuero
Niscle
Barranco de Pardina
Gaulis
Brèche de Roland
Grotte glacée del Descargador

(28 juillet – 1er août 1926)

Partis le 27 au matin de Saint-Gaudens et, après avoir passé quelques heures à Lourdes (entrevue et déjeuner avec Mlle Sarin, réception de maman et Martial à la gare à 13 heures, visite du Musée pyrénéen), nous arrivons à Gavarnie vers 19 heures pour dîner à l’Hôtel des Voyageurs (auto de Luz à Gavarnie : 50 francs), pendant qu’un convoi d’ ânes emporte nos sacs à l’ Hôtel du Cirque, à 5 kilomètres de Gavarnie, où nous allons coucher à 22h30 après une marche nocturne (50 francs de chambres ! Et 15 francs d’ânes !) N’oublions jamais...
28 juillet. À 5h30, réveil, préparatifs, collation et, à 6h20, nous quittons l’Hôtel du Cirque. Il fait beau, mais les nuages règnent à hauteur du premier gradin du cirque, avec des hauts et des bas qui découvrent fugitivement le haut de la cascade. L’aspect est splendide et funèbre. À la sortie de l’hôtel, un vaste pont de neige nous permet de franchir le torrent issu des treize principales cascades. Nous coupons le cirque en diagonale jusqu’au pied d’un éboulis au sommet duquel une trace de minium (chiffre 1) indique le début de « l’échelle des Sarradets ». L’escalade n’offre aucune difficulté, quoique escarpée, et on n’a même pas le souci de chercher les passages, tant les repères et les chiffres au minium sont nombreux.
6h55 au chiffre 1. La raideur de l’échelle et la recherche des repères ne nous empêchent pas de scruter ce qu’on peut voir du cirque. La grande cascade est particulièrement majestueuse avec ses masses d’eau qui tombent lentement, comme des fusées renversées. Par moments, l’énorme colonne d’eau est déviée et interrompue par le vent. Le ciel se découvre au nord, le soleil luit sur le Piméné, mais le haut du cirque reste dans les nuages et l’ombre. Il est 8 heures (repère n°4). La veille, il y a eu en haute montagne une tempête de vent et de neige. Les versants sont saupoudrés de cette neige fraîche (édelweiss). On quitte enfin le couloir rocheux, pour monter, tout aussi raide, un couloir plus large et herbeux. On arrive bientôt à la neige fraîche ; le froid devient vif à ce contact et à l’approche du plafond nuageux qui commence à nous inquiéter. À la Fontaine des Sarradets, la pente s’adoucit ; on peut voir le couloir neigeux qui monte jusqu’au col. Par des bancs de calcaire et des névés, nous montons sur la gauche du couloir. Vent violent, froid aigu. Les doigts gourds, on s’empresse de déboucler les sacs pour mettre les manteaux. Trop tard ! Élisabeth est terrassée par le mal des montagnes. Couchée sur la roche, elle grelotte, essaie de repartir. Le mal empire, les nuages sont là, nous sommes dans la tempête, il doit être impossible de trouver la brèche ; on fait demi-tour à 10 heures et on descend jusqu’à 10h15. Plus bas, la température et le vent sont moins offensifs. Élisabeth se remet un peu et ne veut pas abandonner l’ascension. On remonte ! Avec Martial, on prend de l’avance pour essayer de faire chauffer un bouillon pour Élisabeth dans des creux de rochers. Impossible, le vent s’insinue partout. On repasse à l’endroit fatal et, quittant franchement le couloir neigeux, nous attaquons l’immense névé qui s’étend du glacier du Casque à la muraille de la brèche et au glacier du Taillon.
Je prends la tête et fais tous mes efforts pour ne pas dévier, car nous sommes en plein brouillard. (Neige ferme, mais pas trop.) Hésitations et contestations sur la direction à suivre. On se heurte à un ressaut rocheux inconnu. Où sommes-nous ? On songe à redescendre en suivant nos traces de la montée. Je me détache et suis la falaise à droite. Elle tourne beaucoup (chute et glissade), puis je longe à gauche. Là, la roche cesse et je monte droit très vite, en suivant un sillon de dégel. La pente s’adoucit, il me semble reconnaître le talus final, puis j’entrevois une masse sombre et, tout à coup, je devine la brèche. J’approche encore pour m’en assurer. Je dépose mon sac et celui d’Élisabeth, que je porte depuis les Sarradets, et je redescends en courant. Maman, Élisabeth et Martial, qui m’ont attendu, immobiles, et qui ont causé avec deux alpinistes qui viennent de passer la brèche en venant de Gaulis, se rallient à mes appels et, à 11h45, nous passons la brèche dans des tourbillons de neige soulevés par un vent terrible. Je suis immobilisé deux fois, maman renversée. Dans un rush énergique, nous allons nous plaquer contre la muraille sud, face au rocher, pour se remettre, puis dans le petit abri cher à Russell. On est gelé, ahuri, mais la brèche est franchie !
Sans tarder, on atteint l’abri Gaurier où l’on se faufile. Avec Martial, corvée d’eau aux stalactites de glace qui pendent de la falaise et distillent l’eau goutte à goutte. Avec notre alcool, nous faisons chauffer trois gamelles de bouillon et on envisage l’avenir ! Le souvenir de la nuit glaciale du 25 juin, la luminosité du brouillard qui semble indiquer qu’il n’est pas très épais et l’espoir d’atteindre sa limite inférieure nous déterminent à tenter la descente sur Gaulis. À 15h20, on quitte donc l’abri Gaurier, inquiets, et il y a de quoi, car on dévale dans le brouillard pour un but éloigné de quatre heures et dont nous sommes séparés par une région inconnue de nous, mais que nous savons compliquée.
À dix mètres au-dessous de la brèche, on quitte la mer de nuages et on met le cap sur le col de Millaris qui s’ouvre, large et à peine ensellé, entre le Descargador et l’arête qui descend du Casque et qui porte aussi le col des Isards. Dans la falaise de cette arête, j’avise un porche où je monte avec Martial en gravissant un névé raide. À l’entrée de ce porche, chaos de roches, puis cuvette occupée par un petit lac glacé. Au-delà du laquet, la caverne se poursuit par une voûte surbaissée et galerie montante.
Je traverse l’eau, qui est une bouillie de glace et je me trouve dans une rivière souterraine entièrement glacée (glace épaisse, ferme et très limpide). Je la remonte jusqu’à de magnifiques colonnes et stalactites de glace (60 mètres de l’entrée). L’effet est surtout saisissant en regardant vers le jour. J’allume une bougie, Martial me rejoint et nous sortons en patinant et en prenant un deuxième bain glacé obligatoire. Maman et Élisabeth, que nous rejoignons dans les rochers, ont trouvé le temps long, car elles ont assisté à un retour offensif des nuages (16h45). Passage du col, marche à flanc, puis traversée d’un ancien fond de lac (plateau de Millaris), qui alimente le torrent du Cotatuero.
Deuxième col sur un chaînon nord de l’Arruebo. Marche sud-est vers Gaulis en suivant les eaux tributaires de l’Ordesa. Descente d’un escarpement par une cheminée. Plateau de Gaulis. Refuge à 19h05. Il est déjà occupé par cinq Palois, dont une jeune fille, et par un Norvégien et son guide. Dîner. Il y a de nombreux troupeaux de moutons, le temps est beau, mais les nuages règnent sur la frontière. Le sud est clair. Il y a dix personnes serrées sur le bat-flanc. Je couche sur l’unique banc du refuge. Nuit agitée. À 2 heures, le Norvégien part pour le mont Perdu. Les Palois sont bruyants. À 3h40, je me lève : clair de lune, ciel pur. Je braque mon kodak sur le mont Perdu pour une pose d’une heure vingt. À 4 heures, remue-ménage général. Déjeuner.
29 juillet. Départ à 6h15. Lac Glacé du col du mont Perdu à 10h15.
La montée a été plus longue et plus pénible que le 29 juin, car les pentes neigeuses d’il y a un mois sont dégarnies et il faut fatiguer sur les éboulis et les chaos. Temps très beau et très clair ; nous sommes montés à l’ombre. L’étang rond est toujours invisible sous la neige qui cache la glace. Seule une crevasse circulaire le délimite. Déjeuner et repos à cet endroit abrité du vent par un bloc. Vu trois alpinistes avec trois guides séparés. À midi, on attaque le long couloir qui monte au mont Perdu. Cime à 14h05. Pour son premier pic de 3000, maman a fait le mont Perdu ! Tour d’horizon, registre, photos. Vue complète. Haut dans le ciel, un mince anneau brun fait le tour de l’horizon ! On quitte le sommet à 15 heures. On s’arrête pour voir le glacier, le lac et Tuquerouye. Puis, avec Élisabeth, nous prenons les devants pour aller au Marboré que nous n’avons pas pu faire le 29 juin à cause du mauvais temps. La neige n’est pas propice aux toboggans. J’en fais cependant un, particulièrement long et rapide, de la brèche qui donne accès au glacier du mont Perdu jusqu’à l’étang où nous reprenons les sacs à 15h25. Aussitôt, on contourne la base sud du Cylindre où nous croisons les Palois qui viennent du Marboré.
En vue du Marboré, nous hésitons assez longtemps sur l’itinéraire à suivre et l’opportunité de l’ascension, car il est tard et Gaulis est loin. Finalement, par une marche de flanc, nous longeons la base des à-pics ouest du Cylindre, jusqu’à la ligne de faîte qui joint le Cylindre au Marboré (exactement à l’endroit où un calcaire poreux, roux, coquillier, succède à un calcaire gris clair). Dès lors, une marche rapide sur la crête frontière nous conduit, après deux bosses, au sommet du pic du Marboré, 3253 mètres. En passant, j’ai laissé le sac sur un des mamelons.
Des nuages se forment en France ; ils occupent la vallée de Gavarnie et déferlent jusqu’au cirque. À-pic splendide. Il est 17h10. À 17h30, nous repartons par la même voie après avoir consulté la boite aux lettres de la tourelle. Nous n’osons pas tenter, à cette heure tardive, la descente par le col du Cylindre et nous rejoignons le col du mont Perdu. Les Palois descendant du mont Perdu y passent devant nous. La descente sur Gaulis s’éternise à cause de deux erreurs : la première nous arrête trop à gauche, sur des escarpements au-dessus du chaos ; la deuxième pour n’avoir pas assez contourné par la gauche les ressauts de Gaulis.
Nous atteignons le refuge à 20h05. Martial, qui est descendu avec maman, sans incident, est en grande conversation avec deux Anglais (père et fils Duckitt), qui viennent d’Ordesa et qui sont surpris par nos figures passées au charbon. Trois des Palois ayant dressé la tente à côté du refuge, nous couchons neuf sur le bat-flanc.
30 juillet. Réveil à 5 heures. Départ à 6 heures. Toujours temps splendide. Maman et Martial font connaissance avec les crampons du saut de Gaulis, à 6h50. Le rio Ordesa est bien plus faible qu’il y a un mois et se franchit aisément. Les édelweiss, si nombreux fin juin, ont presque disparu. La chaleur étonne un peu, après les températures des jours précédents. En marchant, on dérange des nuées de sauterelles grises qui crissent. À 8h30, on entre dans la forêt. Je souffre de rhumatismes aux mains et aux genoux. Tout le monde est fatigué. À 9 heures, halte près de la grande cascade que l’on ne va pas voir, faute de temps. À 10 heures, je tire une photo sur une passerelle du rio Ordesa avec, comme fond, les falaises du Cotatuero. Halte casse-croûte.
Remontée du barranco par une forte chaleur. Le sentier monte sous les sapins et les buis, sur la rive droite du torrent. En vue du pied de la cascade, le sentier cesse. On s’élève péniblement, et au jugé, sur des pentes raides, jusqu’au pied d’une cascade tarie dont la trace noire raie du haut en bas la falaise Salarous. La passe pour atteindre les crampons est facilement trouvée et escaladée, jusques et y compris la cheminée en haut de laquelle on fait une courte halte à 13 heures. Aux fins de photographies, Martial et Élisabeth passent seuls les crampons et nous attendent au-delà. Maman se tire très bien de ce passage délicat et vertigineux et, à 14 heures, nous déjeunons en haut de la cascade, au même endroit que le 28 juin avec Robach.

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29 juillet 1926. Vallée d’Arazas. La famille Casteret (Martial, sa mère et Élisabeth) franchissant le rio Ordesa. Norbert prend la photo. (Collection Casteret)

Il y a un troupeau de moutons dans le cirque. Il n’a pu venir, évidemment, que par Gaulis ou Millaris. À 15 heures, en route, et à l’assaut de l’Aruebo par la première cheminée qui se présente à droite. Nous espérons qu’elle ne nous réservera pas de trop grosses difficultés. Notre espoir se réalise, mais nos jambes sont mises à une aussi dure épreuve que notre patience, car ce n’est qu’à 17 heures que nous atteignons la terrasse après une ascension des plus fastidieuses.
La perspective de se promener dès lors jusqu’à Gaulis et une belle vue sur les cimes de Gavarnie nous font vite oublier « la cheminée de l’Aruebo ». Quelques chèvres sont vexées que nous venions troubler leur solitude et s’éloignent dédaigneusement, sans se douter que j’ai pris la première pour un bouquetin ! On se rassasie de vues plongeantes sur le Cotatuero et Arazas. Nous poussons le raffinement jusqu’à nous coucher à plat ventre, la tête dans le vide, et à nous emplir les yeux d’abîmes ! Enfin rassasiés, nous pensons au refuge encore lointain et, coupant les avancements de la terrasse nord, nous arpentons de maigres pâturages qui nourrissent cependant un fort troupeau, gardé par deux Aragonais qui paraissent tristes.
À 19h50, nous touchons Gaulis que les Palois ont quitté, mais où nous nous trouvons avec les Duckitt, de retour du mont Perdu, et trois touristes (dont une dame) dont la morgue et l’impolitesse n’ont d’égales que leur taille.
Martial et Élisabeth prennent un bain dans le torrent voisin du refuge. La vallée d’Arazas est dans le Parc national espagnol, mas le gibier y semble fort rare. Nous n’avons vu qu’un écureuil brun, dans la forêt, près du Cotatuero ! L’élément bruyant (les Palois) n’étant plus là, on se couche de bonne heure et la nuit est calme. À 5 heures, les deux Anglais se lèvent et partent à Gavarnie, par la brèche.
31 juillet. Grasse matinée, puisque nous ne quittons Gaulis qu’à 9h25. Nous partons d’ailleurs, sans but précis. Maman reste au refuge pour se reposer des trois journées précédentes et en prévision de l’étape de demain. Nous passons le col supérieur de Gaulis, au-delà duquel nous traversons un troupeau (cabras et ovejas). Conversation laborieuse avec un jeune « pastore » à qui nous demandons des renseignements sur la faune de la région : isards, vautours, aigles, sangliers, perdrix, pas d’ours. Les flancs est de la Casetta, jusqu’à la vallée de Niscle, sont occupés par de grands troupeaux. Rencontre de plusieurs bergers, entre autres du vieil Andrès de Nerin que je photographie avec son troupeau et qui, pour ce, me demande « cinco francs » ! Caravane de mulets chargés de foin à destination de Fanlo. Nous descendons jusqu’au barranco de Pardina (vu des néophrons) où nous déjeunons sur la roche. Avec Élisabeth, nous atteignons la jonction de Pardina et de Niscle à travers du lapiaz, des convois de mulets, et nous trouvons enfin de l’eau (et même un stylographe !)
Refuge de Gaulis à 17h30. L’étape a été monotone, mais nous a permis d’étudier un peu l’existence des pâtres aragonais : gens très propres, doux, timides, mais mendiants. Vu l’heure peu tardive, Martial et Élisabeth se baignent au torrent, puis on s’allonge sur l’herbe, près du refuge, jusqu’à la nuit, craignant toujours de voir surgir une caravane qui viendrait troubler notre intimité car, ce soir, nous sommes seuls. Cuisine habituelle et au lit, plus exactement sur la planche, après avoir vidé le flacon de somnifère.
1er août. À 4h15, après m’être assuré du beau temps (nuit étoilée), je sonne le réveil. Déjeuner, confection des sacs et, à 5h22, je ferme la porte du refuge et nous partons pour la France. À 6 heures, nous avons franchi le premier ressaut, qui ferme le plateau de Gaulis à l’ouest. Nous avons laissé, à droite, la cheminée par laquelle nous avions dévalé sur Gaulis en venant. Marche horizontale, puis montante, sur un névé, pour passer le col de Millaris (6h45).
Traces sur la neige du troupeau vu avant-hier dans le cirque de Cotatuero. (Empreintes d’abarcas, de moutons, de chiens et de mulets, porteurs de vivres et de matériel, sans doute.)
Halte après avoir traversé le plateau de Millaris (fond de lac), 7h20.
Montée assez dure jusqu’à la grotte glacée découverte le 28 juillet. Nous portons maman et Élisabeth pour la traversée du laquet de l’entrée. Exploration. Arrivée à la grosse colonne de glace pour prendre pied sur la glace, puis on redescend une petite cascade de glace. Petit chaos. Deuxième passage rocheux, ressaut profond de quelques mètres. Maman et Élisabeth nous attendront là. Avec Martial, on se faufile à gauche, dans une faille et on retrouve la galerie principale que l’on remonte jusqu’à une cascade de glace au pied de laquelle Martial m’attend, tandis que je l’ascensionne en m’aidant du rocher. Haut de cette cascade. Le ruisseau glacé redevient horizontal, mais étroit. Je le remonte en barbotant dans de la glace fondante et suis arrêté par un ressaut de 4 mètres, vertical. Au-delà, la faille continue encore en hauteur et j’aperçois une tache grise de jour. L’orifice n’est pas loin. Retour. Photo. Visite d’une belle salle, à gauche, avant de sortir. Cette grotte a environ 230 mètres de profondeur explorée. Pendant que nous réchauffons nos pieds glacés et que nous nous rechaussons, Élisabeth et maman taillent des marches dans le névé dur pour poursuivre l’ascension vers la brèche (9h25). En voulant les rejoindre, je suis emporté sur le névé et ai de la peine à m’arrêter avec le bâton. À l’assaut de la brèche, je traverse le névé à flanc, les autres en haut. Il y a avantage à suivre le thalweg. On longe la falaise Casque–brèche jusqu’à la vaste ouverture (11h10). Repos casse-croûte. Un touriste et un guide, de retour du Taillon, passent la brèche et descendent par les Sarradets. À 11h40, après un dernier coup d’œil à l’Espagne et au petit abri où nous avons grelotté le 28 juillet, nous descendons le champ de neige traversé dans la tempête le même 28 juillet. On reconnaît au passage la muraille qui interrompt le névé. Puis, sans perdre de hauteur, on gagne le col des Sarradets où Maman fait une chute effrayante sur le névé et les rochers (12h30).
Après une descente délicate en bordure du glacier du Taillon et du sentier mal tracé dans la rocaille, on atteint un méplat (blocs cubiques et camping) et, dès lors, le sentier bien tracé nous conduit au torrent et au sentier route nationale, à 13h50. Halte.
Descente sans histoire jusqu’au plateau de Bellevue où nous admirons pour la première fois le cirque sans nuages mais dans l’ombre.
On commence à croiser des promeneurs (c’est dimanche) qui montent péniblement jusqu’au plateau, en costumes de ville et toilettes claires. Nos faces charbonnées font sensation, à tel point que nous nous lavons au premier ruisseau. Très bas, la route du cirque ressemble à une piste de fourmis où se croisent piétons et cavaliers improvisés. À 15h10, nous nous attablons au café de la Terrasse après avoir jeté un coup d’œil à la tombe de Schrader. Rencontré les Duckitt. Le courrier automobile descend à Luz avec maman, Martial et Duckitt. À 16h10, nous descendons à notre tour (auto, 25 francs les deux). Nous arrivons à Luz, très justes pour sauter dans le tramway de Pierrefitte où nous retrouvons maman et Martial (17 heures). À 21 heures, nous descendons à Saint-Gaudens, tandis que maman et Martial vont échouer à Cazères à 22 heures, le train ne s’arrêtant pas à Boussens.

Espingo
Gourgs Blancs
Pic du port d’Oô
Pic Noir
Caillaouas
Belle Sayette
Clarabide

(22-25 août 1926)

C’est la fête des Fleurs à Luchon, aussi l’autocar pour le lac d’Oô n’est pas pris d’assaut, à 13h30. En route, on croise la jeunesse des vallées qui descend vers la ville. À 14h30, par un soleil implacable, nous quittons les granges d’Astau, pêle-mêle avec des touristes dont les chevaux nous gênent durant toute la montée. Lac d’Oô : halte casse-croûte. Nous sommes montés d’une haleine jusqu’ici. (J’ai porté deux sacs.) À 16 heures, départ pour Espingo. Je fais sécher ma chemise sur le sac. La cascade, légèrement amoindrie, fait cependant un vacarme impressionnant. Deuxième halte casse-croûte au-dessus des lacets. Le ciel s’ennuage et la température devient agréable. À 18 heures, nous débouchons au col herbeux d’Espingo pour voir le soleil se coucher vers Arouge. Une écharpe de nuages traîne dans le cirque. Le refuge est désert. À 18h30, nous descendons au lac d’Espingo où Élisabeth et Martial prennent un bain, puis je vais, avec Élisabeth, jusqu’à la petite grotte d’Espingo où un sondage au piolet ne donne rien. Les nuages affluent par la cascade d’Oô. Retour au refuge, cuisine, diner. À 21h30, nous sommes au dortoir. Dehors, tout est dans le brouillard.
23 août. Réveillé à 5 heures, temps superbe. À 6 heures nous partons. Il fait doux. Nous saluons l’Alpenglühn qui rougeoie sur le Spijeoles.

(NDLR : Alpenglühn est un mot allemand désignant une ambiance lumineuse en haute montagne au lever ou au coucher du soleil. Norbert Casteret l’emploiera plusieurs fois dans ses Carnets.)

Le garçon du refuge se hâte devant nous, sac au dos et fusil à la bretelle, vers les isards qu’il a repérés hier soir à la longue-vue. À 7 heures, après avoir monté, à droite, avant la coume de l’Abesque, nous nous arrêtons sur le premier ressaut. Une mer de nuages cache la plaine. Sur le lac Saounsat, un canot manœuvre pour tendre un filet. À 8 heures, on entre dans le soleil tandis qu’on longe la muraille du Spijeoles sur de gros éboulis et quelques névés. (Utilisation des rimayes.)
À 9 heures, lac Glacé du port d’Oô. Il est glacé sous la montagne ; ailleurs, il est libre : des icebergs flottent à la surface. Le Perdiguero se montre, complètement dépourvu de neige, par contre, le Seilh de la Baque est très enneigé. Quelques photos nous retiennent au bord du lac. (Vu, sur la neige, des traces d’un chien des Pyrénées qui a repassé le port d’Oô pour aller retrouver son maître en Espagne. Ce dernier l’avait vendu à Luchon.) Après examen des lieux, nous décidons de monter au col des Gourgs Blancs par la base et les flancs du pic Noir ou pic Gourdon. (Vu quatre néophrons.) En suivant les cairns, on s’élève rapidement et, à 11h30, nous déjeunons un peu au-dessus du col, face aux Gourgs Blancs et au pic d’Oô que nous admirons à loisir. Le ciel est toujours pur et le soleil étincelant. Grâce à l’altitude, la température devient agréable.
À 13h15, après la montée dans le névé facile et la cheminée, nous sommes à la brèche, à droite du gendarme qui sépare les Gourgs Blancs du pic d’Oô. Je m’amuse à lancer des blocs sur le versant espagnol et ce n’est qu’au bout d’un long moment de cette canonnade que cinq lagopèdes prennent leur vol, bruyamment, sous nos pieds ! À 13h35, sommet des Gourgs Blancs par l’arête et le versant espagnol. Sommet mi- schisteux mi- granitique. Vue complète, sauf au nord où des nuages cachent des lointains. Le Batchimale et les Posets s’imposent aux regards. Un troupeau de moutons dévale sous nos yeux, dans un nuage de poussière rouge, vers le port de la Pez. À l’est, très bas, le glacier grisâtre descend vers Caillaouas. À 14h25 on quitte le sommet ; 14h40, brèche. En dix minutes nous escaladons le pic d’Oô où des nuages venus d’Espingo nous cachent la vue vers le sud-est. À 15h20, nous retrouvons maman à la brèche et, à 15h25, par de mauvais toboggans, nous sommes au col. Casse-croûte. Les ruisselets ont augmenté leur débit depuis ce matin, le névé ruisselle.
À 16 heures, nous ascensionnons le pic Gourdon avec Élisabeth tandis que maman et Martial (qui dormira) nous attendent au col. Montée très facile jusqu’au sommet où nous sommes récompensés par un phénomène assez rare : le spectre de Brocken. Éclairées par le soleil, nos ombres se détachent sur le brouillard qui règne entre le pic Gourdon et le Spijeoles, plus bas que nous. Notre ombre est inscrite dans un halo irisé. On voit en même temps que sa silhouette le cône d’ombre qui va de soi à sa silhouette. Particularité remarquable : quoique étant près l’un de l’autre, chacun de nous ne voit que son ombre et pas celle du voisin. Même côte à côte, le phénomène persiste.
Enfin, selon les mouvements du brouillard, notre ombre s’agrandit ou diminue. (Sommet : 16h45.) Col des Gourgs Blancs à 17h15. Durant la descente, je provoque des avalanches de rochers qui bondissent jusqu’au glacier.

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23 août 1926. À gauche, Martial Casteret contemple le fond d’une crevasse sur le glacier des Gourgs Blancs. À droite, Élisabeth Casteret aux Gourgs Blancs ; au fond, les Posets (Collection Casteret)

Photos de quelques crevasses. Traces de deux isards. Descente de la moraine frontale et talus d’éboulis, trace d’un isard. Fausse manœuvre à travers les petits lacs des Gourgs Blancs où nous errons. Enfin, à 20 heures, traversée du déversoir du dernier gourg. (Le brouillard nous a gênés.) Nous manquons le sentier qui reste haut et nous engageons dans la gorge du torrent. La nuit nous surprend et nous progressons à la lueur de bougies vers Caillaouas, encore très bas. Nous dérangeons des vaches qui étaient installées pour la nuit. On aperçoit la lumière de la maison. Puis, deux gardiens, qui sont montés vers nous, nous appellent et bientôt nous pilotent jusqu’au refuge (22h15) où nous dînons un peu tard ! De pain et de fromage. On couche sur des bat-flancs munis de paillasses, sous une bâche lourde comme du plomb.
24 août. À 8h30, je sors du refuge. Le soleil est déjà chaud. Maman, intoxiquée par un somnifère, est dans un état de torpeur extraordinaire qui durera toute la journée et même les jours suivants. Rentrer à Loudenvielle (17 kilomètres) est donc impossible et nous décidons de rester à Caillaouas. À 10 heures, Martial et Élisabeth se baignent dans le lac. Maman veut partir mais ne peut arriver qu’à la maison des ingénieurs et elle va se recoucher. Élisabeth reste pour la garder et, à 11h30, je pars avec Martial pour la Belle Sayette. À 13heures, nous déjeunons entre le lac et la Porte de Caillaouas, près d’un filet d’eau où nous buvons abondamment. (Deux heures plus tard, en repassant là, nous découvrons, 50 mètres en amont, une brebis putréfiée qui baigne juste dans le ruisseau !)
13h30. Par un éboulis, nous atteignons la Porte de Caillaouas, entre le pic des Cortalets et la Belle Sayette. (Vu un aigle.) Le sentier descendant vers la Porte d’Enfer, nous le quittons en vue des gorges de Clarabide et, par un couloir très escarpé, nous montons vers le sommet présumé. (Sept vautours.) Ascension longue et fatigante. Nous voyons trois moutons égarés dans les rochers ; ils ont passé la nuit contre une roche. (Plumes de lagopèdes.) Enfin, nous atteignons une crête d’où l’on découvre la Hourgade, un fond de vallée où dort un joli lac. Le sommet de la Sayette est masqué par la crête qui se relève à cet endroit. Au hasard, nous nous hissons par une escalade verticale et très dangereuse. J’atteins ainsi un petit col formé de la rencontre de deux cheminées très raides. De là, il suffit d’escalader un rocher lisse pour être sur la crête et bientôt au sommet. (14h50.) Vue subite sur Caillaouas et les Gourgs Blancs. Une petite tourelle renferme une carte de Ledormeur. Cette crête schisteuse, friable et aérienne, nous paraît plus hostile que celle des Crabioules. Nous l’entreprenons néanmoins mais, à califourchon sur les ardoises tranchantes, nous n’allons pas loin. (Nous avons appris plus tard que cette corniche n’avait jamais été faite et qu’on va au Hourgade en utilisant les corniches du versant nord.) Aussi, à la deuxième cheminée, qui descend vers Caillaouas, nous quittons cette crête diabolique. La descente de cette cheminée est délicate au début, à cause de grandes dalles de schistes sans prises. Puis nous finissons en trombe sur un immense éboulis d’un névé, à 16 heures. Découverte d’une brebis noire, patte cassée, qui baigne dans le ruisseau où nous avons bu à 13 heures. À 16h45, Caillaouas. Élisabeth se préparait à monter seule au col de Pouchergues. Martial et Élisabeth se baignent dans le lac. Flânerie au bord du lac. Maman va mieux et vient s’asseoir avec nous. Soupe achetée aux gardiens. Bonne nuit au refuge.
25 août. Réveil à 6 heures, départ à 7 heures. Maman est remise. Descente du torrent de Caillaouas, puis les gorges de Clarabide (où nous croisons un troupeau montant). À 10 heures, après la belle forêt, nous sommes au confluent de Clarabide et de la Pez. Chaud. Loudenvielle à midi. Excellent déjeuner arrosé d’un vin rouge qui occasionne des surprises aux buveurs d’eau que nous sommes ! Robach a couché ici, hier, en descendant du Batchimale. On a tué deux ours à Tramezaygues, l’an dernier. Les vaillants excursionnistes, munis de fusils et de cannes à pêche, qui ont fait sensation à Caillaouas et qui devaient aller à Luchon par la Porte d’Enfer et les Gourgs Blancs, viennent à l’autobus de 16 heures ! En trois jours, ils ont fait Loudenvielle-Caillaouas et retour !
M. Ducasse passe en auto, allant pêcher la truite à Tramezaygues.

(Note de Gilberte Casteret  : M. Ducasse, ancien procureur de la République à Toulouse, personnage truculent, très attachant, était un grand ami de notre grand père Henri Casteret et de nos parents.)

Taillon
Grotte del Descargador
Mont Perdu
Soum de Ramond
Astazou
Balaïtous

(14 - 19 septembre 1926)

Partis de Saint-Gaudens à 2h30 du matin, nous arrivons à Gavarnie à 10 heures. (Auto depuis Luz, 25 francs les deux.) Temps beau mais brumeux ; le cirque est caché. Nous perdons une demi-heure à attendre l’auto où se trouve une dame à qui Élisabeth a prêté sa pèlerine.
À 10h30, départ pour le cirque qui se dévoile entièrement. Caravanes assez nombreuses jusqu’à l’Hôtel du Cirque. Nous faisons halte à 11h30, après avoir franchi le pont de neige, effondré. Fatigue et malaise de tous les débuts d’ascension. Élisabeth est indisposée. Nouvelle halte-déjeuner au repère n°2 des Sarradets (12h10 à 12h30). Avec une chaleur croissante, on arrive péniblement à la Fontaine (14h30). Quelques nuages se montrent au sommet du cirque, venant d’Espagne. Couloir des Sarradets. (Trois personnes gravissent le glacier de la brèche.) En le gravissant à notre tour, trouvaille, sur une trace de toboggan, d’un couteau, d’une courroie, d’une corde, d’un mouchoir !
À 16h25, brèche de Roland après avoir rencontré, au-dessous, un monsieur, une dame et un guide.
À 16h45, abri Gaurier, où nous laissons les sacs, et en route pour le Taillon que nous gravissons par temps froid et avec des rideaux de brouillard venant du sud qui ménagent de jolis effets et nous permettent de voir à plusieurs reprises (et plus distinct qu’au pic Gourdon, le 23 août) le spectre de Brocken. Partis de l’abri Gaurier à 17h20. Sommet du Taillon, 18h25. Vue superbe, coucher de soleil. Descente à 18h50. Fantasmagorie de couleurs sur les Sarradets, Arazas, etc… Alpenglühn du soir, ombre de la terre. À 19h20, abri Gaurier. Corvée d’eau jusqu’à la source du rio de la brèche. Descente des éboulis et remontée très pénible dans l’obscurité avec une bouteille et le feutre d’Élisabeth en guise de seau. Cuisine et repas dans l’abri Gaurier. Nous décidons de coucher dehors, au pied de la falaise. À 21h40, je monte à la fausse brèche pour braquer mon appareil photo au clair de lune. Je redescends à l’abri et nous nous couchons, sous un surplomb, dans nos sacs. À 23 heures, je remonte à la fausse brèche pour rapporter le kodak. La lune se couche et je redescends dans la nuit noire. Jusqu’à 2 heures du matin on sommeille dehors mais, le froid devenant intolérable, on regagne l’abri Gaurier où il fait aussi frais !
15 septembre. À 4h30, n’ayant pas encore dormi, je sors. Le temps est beau. Préparatifs, cuisine. À 5h50, on quitte l’abri pour la brèche où nous attendons le jour. Le sac et les manteaux sont cachés ; descente vers la grotte del Descargador que nous explorons, arpentons, traversons en quarante minutes.
À 10h40, après l’érection d’un cairn dans le lapiaz du Descargador, je remonte seul vers la brèche de Roland en quête du sac. Sommet du pic des Isards ; longé falaise du Casque ; grotte à glace. Brèche à 11h35. Repos dix minutes. Retour vers le col des Isards ; je suis rejoint par quatre pyrénéistes : Fr. Taussac, son cousin Guiraud, Géhaut, de Mazamet, et Berdou, de Lourdes. Ils vont au Casque et à la Tour. On se retrouvera le soir à Gaulis. Marche à travers le lapiaz du col des Isards. Retrouvé Élisabeth endormie. Redescente dans la grotte, pour photos, à 12h40. Puis, longue marche par Millaris vers Gaulis où nous arrivons à la nuit. Repas, et coucher à sept sur le bat-flanc. (Il y a un berger.)
16 septembre. Départ de Gaulis à 6 heures avec la caravane Taussac. En chemin, je m’attarde à escalader de fausses entrées de grottes. À 8h45, nous arrivons tous les cinq à l’étang Glacé du mont Perdu. De 9 heures à 10heures, ascension du mont Perdu ; plus de neige dans le couloir (insectes lumineux), rien que des éboulis et le glacier à nu à la base. Quarante-cinq minutes de repos au sommet ; vue complète. Les camarades redescendent pour ascendre le Cylindre et le Marboré. De notre côté, nous partons pour le soum de Ramond. Passages d’éboulis au-dessus du glacier. Ascension des versants nord. À deux reprises nous atteignons la crête, très mauvaise et trop loin du sommet. Les nuages accourent du sud ; retraite. À midi, nous déjeunons au pied du dôme du mont Perdu, sur la terrasse d’où l’on embrasse Tuquerouye. (Vue la caravane Taussac sur le Cylindre ; échangé cris.) De 13h50 à 14h25, descente jusqu’à l’étang Glacé. (Bergeronnette.) Élisabeth se baigne deux fois dans l’étang. Écrans de brouillard. La caravane nous rejoint enfin et nous partons à 16h50 pour Tuquerouye où nous arrivons en une heure cinquante-cinq après descente peu difficile du couloir et du glacier. Le lac est entièrement libre : on exécute des travaux au déversoir et on construit un baraquement. À 19h05, refuge. Je redescends aussitôt avec six bouteilles jusqu’au lac. Cuisine ; nuit excellente dans paille abondante après une longue causerie au clair de lune.
17 septembre. À 6 heures du matin, adieu aux camarades qui descendent à Gavarnie et en route pour l’Astazou.
Corniches au-dessus du lac, éboulis pénibles, glacier, pentes et crête de l’Astazou. Sommet à 8h30. À 9 heures, descente ; Tuquerouye : 10 heures ; départ pour Gavarnie à 10h45. Brèche d’Allanz : 12h35. Descente sur Gavarnie. Perdu sentier ; descente par pâturages ; ravin ; bois : 15h15. Grande animation de touristes. Autocar jusqu’à Argelès où nous arrivons (seuls sur banquette arrière) vers 19 heures. Dîner et coucher à 21 heures, à l’Hôtel de France.
18 septembre. Départ d’Argelès en autobus à 10h10. Fumée intense. Nous grimpons sur l’impériale ! Arrens : 11h10. Marche en remontant le gave d’Azun. Déjeuner à 13 heures au bord du gave. Cabane d’Aste. Rencontré le guide Esquerre et deux touristes. Lac de Suyen à 16 heures. Cascade. Cabane de Doumblas, traversée du torrent. Perdu le couteau trouvé à la brèche de Roland. Cabanes de Labassa. Refuge tout neuf, à 18 heures. Cuisine interminable, tapioca ! Bonne nuit sur les planches. Clair de lune.
19 septembre. À 6 heures, départ. À 7 heures, nous abandonnons le versant où nous sommes (c’était le bon chemin) et descendons jusqu’au torrent que l’on remonte par éboulis. Ascension harassante d’une moraine colossale. (Repère L G, 30 août 1926, à 8h45.) Nous atteignons la base du glacier (photo dans une grotte de glace, croquis). Par cheminées, marche de flanc, corniche et rimaye, on remonte la rive gauche du glacier jusqu’ au col (traces d’isards partout) où nous sommes à 11h20. Vire Beraldi. Sommet du Balaïtous à 12h05. Promenade sur la crête.
Retour de 13h50 à 17h25 au refuge (grâce à huit cairns érigés à la montée). Orage au-dessous de nous, puis sur nous. Descente forcenée sous la pluie, les pieds déchirés, jusqu’à la cabane d’Aste où nous arrivons à 20 heures. Le jeune berger nous cède du lait et sa cabane. Bonne nuit.
20 septembre. À 5 heures, départ précipité, pour prendre l’autobus de 8 heures à Arrens. Nuit noire au début. Arrens : 7h20. Argelès : 9 heures. Train d’Argelès à Lourdes. Visite au Musée pyrénéen et à la Grotte ; déjeuner Hôtel Régent.
Retour à Saint-Gaudens.

Grotte del Descargador
Ordesa - port de Boucharo

(4 et 5 octobre 1926)

De Saint-Gaudens à Gavarnie dans l’auto de Jean. De 12h30 à 18h30. Arrêt à Lourdes pour feux de Bengale. Dîner à l’Hôtel des Voyageurs. À 20 heures, nous partons pour l’Hôtel du Cirque. Nuit noire et orageuse. Boue. À 21h15, Hôtel du Cirque. Départ à 5h30. Neige fraîche sur les hauts gradins du cirque. Échelle des Sarradets, première neige à la Fontaine. Martial fait lever un vautour moine. De petits oiseaux migrateurs ascensionnent le cirque. Moraine du glacier de la brèche. Détour pour éviter les crevasses de ce glacier, cachées sous la neige. Brèche de Roland à 9h45. (Vent froid d’Espagne.) Vers la grotte en écharpe. (Je me détache pour explorer la falaise au nord de la grotte). De loin, on voit un surplomb à la base de la falaise mais ce n’est, en effet, qu’un surplomb. Grotte à 11 heures. Déjeuner sous le porche. Martial est malade, le temps se gâte, pluie et neige. Maman reste à l’entrée, avec Martial. Avec Jean et Élisabeth, visite et photos (avec feux de Bengale) jusqu’au clocher de glace. Départ sous la pluie en dévalant le névé dégarni. Sous la pluie, toujours, col de Millaris ; descente à travers le lapiaz vers le cirque du Cotatuero. Le grand gradin nous oblige à aller prendre la cheminée descendue avec Robach le 28 juin 1926. Dégarnie de neige, il faut l’abandonner et descendre d’abord sur sa gauche, puis sur sa droite.
Traversée des deux torrents, presqu’au confluent. À 16h30, passage des crampons ; descente des cheminées et de la forêt. Enfin, à 18h20 (nuit close), nous atteignons Ordesa. L’hôtellerie et les maisons sont hermétiquement fermées !! Nous pouvons pénétrer dans un poulailler au rez-de-chaussée duquel nous faisons un feu d’enfer pour nous sécher. Dîner. Pour boire, on va à une gargouille d’une maison voisine. La chaleur réveille les innombrables poux qui nous envahissent. Coucher à 22 heures, sur le plancher... crotté et pouilleux. La nuit s’éternise, on passe son temps à se gratter ! Pluie toute la nuit.
Samedi. Départ à 5h30. (Fleuve aérien de nuages dans le Cotatuero.) Temps nuageux, puis beau. Lever de soleil dans la vallée. À 6h40, pont des Navarrais. Les gorges de Boucharo sont très pittoresques. Après la pluie de la veille et de la nuit, l’eau cascade partout. Deuxième pont à 7h45. Longue marche jusqu’à Boucharo que nous atteignons à 9h15. (Quatre maisons et une église.) On cause quelques instants avec les carabiniers. Ascension longue et fatigante du port jusqu’à 13 heures. (Nuages d’insectes.) Au port, passage de palombes. Gavarnie à 15h20.
En auto, on regagne Saint-Gaudens à 20h30.

Ascension du Cagire à skis
(28 février 1927)

Le 27 après-midi, avec Martial, Saint-Gaudens – Juzet-d’Izaut à bicyclette. Vu, à Encausse, la fameuse truite bleue. Entre Izaut-de-l’Hôtel et Juzet, traversée du beau défilé du Job où l’on aperçoit des entrées de grottes (ou de simples surplombs ?) sur la rive gauche. Dîner et coucher à l’Hôtel Dedieu (où j’ai couché, seul, en 1915). Vacarme des auberges, le samedi soir, jusqu’à minuit. (Intermède de cornet à piston !)
Le lendemain, levé à 6 heures, après avoir bu un verre d’eau ! Nous quittons l’auberge. Le sentier, facile et bien jalonné dans la forêt, nous amène à une pelouse de l’arête de Piqué Poque. On rentre de nouveau en forêt où l’on atteint la neige. Évolution difficile à skis, dans la forêt, puis au-dessus. La crête de Piqué Poque est mauvaise, étant trop gelée. Tantôt à skis, tantôt à pied, nous atteignons péniblement Piqué Poque à 11 heures du matin. Beau temps, belle vue, quelques photos. Traversée de la crête jusqu’au sommet du Cagire.
J’installe les skis, les bâtons et nos chandails en portique pour signaler notre présence. (Élisabeth a vu le signal, à la lorgnette, depuis Saint-Gaudens). Déjeuner sur la neige. (Fromage italien, etc.…) Nous décidons de descendre par le versant concave jusqu’à la cabane mais, à la première glissade à flanc, je file sur la neige glacée. (Chute rapide et impressionnante.) Sortis de ce mauvais pas, nous en sommes réduits à descendre par l’itinéraire de la montée. Le Cagire n’est guère skiable mais, avec la neige glacée d’aujourd’hui, c’est un calvaire. À 17 heures, nous sommes de retour à Saint-Gaudens à bicyclette.


 







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