Jean Andrieu et les mystères
d’une cordée
révélée
par Henry Russell[1]
« En repassant aux Grands-Mulets, nous eûmes la bonne fortune d’y trouver le
célèbre photographe Andrieux, qui fit poser notre
caravane sur le glacier : et cette photographie a été reproduite par Jules
Verne, dans un de ses derniers romans »
Comte Henry Russell, Souvenirs
d’un montagnard, 1888.
Ill.
a - « Cabane des Grands-Mulets.
Caravane
descendant »[2] .
D’après une photographie
d’Andrieu
prise le 20 juillet 1867. Collection privée Roderic
Martin.
Ill.
b - La photographie correspondante. « Cabane des Grands-Mulets.
Caravane descendant », photographie de Jean Andrieu. Collection
Monique Dollin du Fresnel.
Cette
photographie était la propriété du Comte Henry Russell.
Elle
a été reproduite dans l’ouvrage de Monique Dollin du
Fresnel, Henry Russell (1834-1909), Une Vie pour les Pyrénées, page 177.
Ill. c -
Photographie stéréoscopique sans nom de photographe. “Caravane Descendant le
Mont Blanc”, légende écrite à la main au dos de cette photographie
stéréoscopique trouvée par Roderic Martin sur le site
http://www.stereoviewheaven.com, et dont la reproduction nous
a gentiment été envoyée par Monsieur Jan Lagendijk.
Même s’il n’y pas de nom de photographe, il est vraisemblable qu’il s’agit
d’une photographie de Jean Andrieu faisant partie de la série prise en 1867 et
mentionnée par Henry Russell.
Si l’on
compare cette photographie, qui se trouvait aux Pays-Bas, à celle que Madame Dollin du Fresnel a publiée dans son ouvrage et à la gravure qui
avait été reproduite dans l’ouvrage de
Paul Verne, on peut remarquer que les personnages semblent être les mêmes. Mais
le personnage grand et mince qui figure au premier plan, vêtu de clair, avec
son attitude altière et élégante, son long cou, son petit bouc et ses hautes
jambières, semble pouvoir être identifié comme étant le Comte Henry Russell.
Il y a
quelques années, pour La Plume d’oie,
revue des Ancien(ne)s Elèves du Lycée Saint-Sernin, j’avais réfléchi à la possible influence du
Comte Russell sur Jules Verne et le personnage de Philéas Fogg[3].
Quelques années plus tard, cette influence me semblant évidente, encouragée par
Joseph Ribas qui, lui, avait su voir les pas de Defoe
dans les Pyrénées, je poussais plus avant les investigations dans le texte de
Verne et celui de Russell[4].
Tout ceci était parti d’une petite phrase du comte Russell
racontant une ascension alpine et non pyrénéenne. Dans cette phrase, il
mentionnait la rencontre du « célèbre photographe Andrieux
(sic). Mais la photographie restait introuvable. A la suite de l’article paru
dans le n° 210 de Pyrénées, Joseph Ribas et Louis Lanne avaient fait
appel à « la connaissance et [à] la perspicacité [des] lecteurs pour dénicher »
la photographie dont parlait Russell dans le récit de
son ascension du Mont-Blanc de juillet 1867.
L’article et l’appel arrivèrent sous le regard de deux passionnés du comte Russell, Roderic Martin et Eric Amouraben, auteurs d’un excellent ouvrage sur Russell, Le Comte Henry RUSSELL-KILLOUGH, 1834-1909.
Aux origines d’un mythe. Genèse d’une légende[5]. Cette photo apparaîtra enfin dans
l’ouvrage de Monique Dollin du Fresnel, arrière-petite-nièce
de Russell, Henry Russell (1834-1909), Une Vie pour les Pyrénées, ouvrage publié à l’occasion du centième anniversaire de la mort de son célèbre arrière-grand-oncle,
inventeur du pyrénéisme.
Depuis le début, Roderic Martin, inlassablement, a constitué une
cordée, initiée par Joseph Ribas et Louis Lanne, cordée
constituée de passionnés de Russell, de Jules Verne,
de la montagne, de la photographie, ou de tout à la fois, pour tenter de
comprendre cette rencontre de hasard sur un glacier, à la source d’une image et
d’une inspiration. Roderic Martin aurait pu, aurait
dû écrire cet article ; il a choisi de rester le guide, celui qui, des
sommets, ne tire pas la gloire mais le
plaisir de l’ascension, et celui qui reste toujours le premier découvreur. Ce
n’est que justice si c’est lui encore qui a découvert la photographie sur
laquelle le Comte Russell est reconnaissable. Avec
lui, derrière lui et tous ceux qui se
sont lancés dans cette recherche, nous vous conduisons
sur les traces d’Andrieu, le photographe qui a révélé en Russell
l’inspirateur de Jules Verne.
Un chef indien dans un roman canadien écrit :
« les histoires sont comme des cordes, elles vous mènent dans des lieux
impénétrables »[6].
Les histoires de Jules Verne se lisent comme une corde qui, par l’histoire
vraie d’une cordée familiale (Jules et Paul Verne), nous mène vers le lieu
incompréhensible d’une photographie réelle et invisible, le lieu imaginé et
réel, un lieu de papier révélateur d’une chambre obscure où se dévoile
progressivement l’image d’une rencontre.
*
« En repassant aux Grands-Mulets, nous eûmes la bonne fortune d’y trouver le
célèbre photographe Andrieux, qui fit poser notre
caravane sur le glacier : et cette photographie a été reproduite par Jules
Verne, dans un de ses derniers romans », écrit Russell
dans ses Souvenirs d’un montagnard[7]. C’est cette photographie, simplement
annoncée et pourtant si énigmatique, qui va rapprocher des artistes au cœur
d’un glacier alpin et que le livre fondamental du pyrénéisme va révéler. Si Russell est sans doute l’un des aventuriers ayant inspiré Jules
Verne[8] pour son
Tour du monde en quatre-vingts jours,
il est celui qui l’a inspiré de la manière la plus discrète dans une sorte de
jeu de piste qui s’instaura entre les deux hommes qui s’admiraient et avaient
vraisemblablement envie que leurs destins se croisent, ce qui fut fait grâce au
photographe Jean Andrieu. Et si la relation entre Jules Verne et Henri Russell a pu être établie de façon certaine, c’est grâce à
une phrase de Verne dans un de ses romans (Michel
Strogoff) et à une phrase de Russell
dans ses Souvenirs, l’un se référant
à un texte de voyage et l’autre à une image. Deux petites phrases pour suggérer
une rencontre et un mystère. Ce jeu de piste apparaît comme une
invisible cordée qui va relier le destin de plusieurs artistes.
Russell, premier de cordée
Russell, dans des comptes rendus de courses alpines ajoutés à ses Souvenirs d’un montagnard
essentiellement pyrénéens, cite donc une photographie prise sur le glacier des
Bossons « par le photographe Andrieux »
reproduite, dit-il, dans un roman de Jules Verne. Jules Verne, lui, cite « le voyageur Henri Russell-Killough » et la description qu’il fait
de la ville russe de Tomsk dans Michel Strogoff est largement empruntée à celle faite par Russell dans son récit de voyage, Seize mille lieues à
travers l’Asie et l’Océanie. Chacun
d’eux guide le lecteur vers des pistes où les deux hommes sont censés se
rencontrer. Mais ces vraies pistes apparaissent d’abord comme de fausses
pistes.
Le photographe s’appelle bien
Andrieu, mais sans X : une lettre ajoutée, lettre image d’un carrefour
stylisé qui nous conduit vers d’autres croisements. La photographie apparaît
bien dans une œuvre de Verne, mais ce n’est pas un roman ; c’est un compte
rendu de course et ce n’est pas de Jules, mais de son frère Paul, Quarantième ascension française au Mont-Blanc[9].
Et ce n’est pas une photographie qui est
reproduite mais une gravure de Yon qui reproduit la
photographie. Il semble que Russell cherche à nous
perdre dans des sentiers où l’on se cherchera en recherchant cette image d’un Philéas Fogg réel et montagnard, qui poursuit son tour du
monde en jouant avec nous, comme le vrai — c’est-à-dire le faux — jouait avec
le temps. Ce X ajouté par erreur
apparaît comme un point d’interrogation suggéré par la lettre, comme une photo
née sous X (sinon que là, c’est la photographie qui manque et non celui qui l’a
faite) qui se dissimule dans les méandres de tout un univers photographique qui
va de la Marine Française à la Commune de Paris, et des Pyrénées aux Alpes.
Cette photo apparemment factuelle d’une cordée sur la glace devient l’objet
impossible à trouver, une sorte de Graal poétique.
Du comte Henri Russell-Killough,
pyrénéiste et explorateur, au photographe Jean Andrieu, explorateur des mers et
des montagnes, au peintre Yon, peintre de paysages et
à Paul Verne, frère oublié du plus connu des romanciers d’aventures, cette
petite photo suggère une histoire intéressante. De la cordée réelle à l’image
photographique puis à l’image dessinée et à l’écriture revue par l’écriture
dans des allusions où l’image se détourne, à quoi ce jeu de piste conduit-il le
lecteur attentif ?
Peut-être simplement à retrouver
des artistes si différents en apparence et qui se rencontrent au carrefour de
ce X ajouté par inadvertance comme une image dans le texte pour parler de
l’image perdue par l’aventurier des Pyrénées et du tour du monde.
Andrieu, le
photographe énigmatique
Mais qui était ce photographe que Russell mentionne comme une « star » de son
temps, « le célèbre photographe Andrieux » ?
Jean Andrieu (sans x donc) est un
homme du Midi. Né à Montaigu en 1816, il est fils d’agriculteurs du
Tarn-et-Garonne[10].
Il y a quelque chose de paradoxal dans le destin de ce grand photographe, connu
dans toute la France, photographiant tous les paysages du monde, dont des
universitaires américains analysent l’œuvre encore aujourd’hui[11], ce
photographe dont on sait très peu de choses alors qu’il a fixé des milliers
d’images[12].
Russell, en le citant dans ses Souvenirs d’un montagnard, où il ne cite aucune autre célébrité que
les guides et les montagnards, semble nous conduire vers un mystère. Le Dictionnaire mondial de la photographie
nous dit que « on ne sait rien de
la première partie de la vie de ce fils de cultivateur du Tarn-et-Garonne[13] dont le
nom n’apparaît qu’en 1862 dans les colonnes de l’Almanach du commerce et de
l’industrie » : 1862, c’est-à-dire quatre ans après le début des
ascensions de Russell (1858) ; c’est aussi
l’année du début du voyage d’Andrieu dans les Pyrénées. Leurs cheminements
semblent donc parallèles même si Russell est plus
jeune qu’Andrieu[14].
Jean Andrieu, qui signait souvent
ses photographies JA[15], comme
un signe à découvrir, encore, était spécialisé dans les vues stéréoscopiques et
il photographia les paysages de toutes les régions qu’il traversait :
Suisse et Savoie, Espagne[16],
Algérie, Italie, Hollande, Gibraltar, Palestine, Syrie, Egypte et Pyrénées,
puisque, entre 1862 et 1863, il déposa un Voyage
aux Pyrénées.
Andrieu, comme Russell,
aimait la montagne et comme Russell, il connaissait
la mer. Tandis que Russell commença sa carrière de
grand voyageur en passant plusieurs mois en mer pour atteindre l’Amérique du
Sud, Andrieu, lui, se dit photographe du
Ministère de la Marine en 1865[17]. Andrieu est un reporter sur la vie de son
temps, les réalisations de son temps et dans la plupart de ses photographies,
il met en valeur les créations ou destructions humaines. Photographe de la
marine, il montre les navires et les marins au travail sur le pont. Il
photographie tous les ports de France — Le Havre, Caen, Cherbourg, Brest, La Rochelle, Rochefort, Arcachon,
Biarritz, Saint-Jean-de-
Luz — puis la Côte d’Azur.
Photographe des villes, il insiste
sur ces créations de pierre que sont les cathédrales, comme cette vue de la
Basilique Saint-André à Bordeaux, où tout l’espace est habité par la pierre
construite. Mais il montre aussi les destructions de la guerre franco-prussienne de 1870 et de la Commune de Paris. Ses
paysages de ruines montrent les ravages faits par cette double guerre
meurtrière.
Une chercheuse américaine, Alisa
Luxenberg, s’interroge sur le silence qui accompagne
la série de photographies d’Andrieu intitulée « Désastres de la
guerre », et l’attribue au fait que ces images n’étaient ni « des
sujets ostensiblement favorables à la Commune, ni un texte explicitement
hostile à la Commune »[18]. Le
titre général et l’allusion qu’Alisa Luxenberg y lit à « Los Desastres de la guerra » de
Goya, font de cette série une image de toute destruction humaine par la guerre
plus qu’une peinture historique de la Commune. Les ruines urbaines de Paris en
1871 sont vides, tout comme les vues des ponts
et des villages pyrénéens de 1862-1863. Andrieu montre l’œuvre humaine
faite de constructions et de destructions, mais y efface l’auteur de cet
enchaînement. Il peint l’espace, espace naturel traversé par l’esprit humain
matérialisé par un pont ou une route ; espace urbain pulvérisé par
l’esprit humain matérialisé par les ruines laissées par la guerre. Peu importe
le contexte historique ; ce qui importe, c’est l’idée de la ruine, de la
guerre, comme ce qui importe dans son voyage aux Pyrénées, c’est l’idée du pont
et du passage.
Pont entre les hommes, le photographe des ponts pyrénéens
réels et symboliques
Andrieu, qui vide la plupart de ses images de toute
présence humaine visible (sauf sur le pont des navires), choisit pourtant de
photographier une cordée, c’est-à-dire une ligne humaine indissociable qui
traverse l’espace blanc de la neige. Cette fois, le pont, c’est cette ligne faite
de personnages, de montagnards qu’une corde à peine visible relie, pont souple
qui traduit peut-être cette image du lien entre l’homme et le lieu, du lien
entre les hommes, qu’Andrieu a toujours représenté dans des images vides de
présence, mais où l’absence est texte. Car l’absence d’hommes et de femmes
visibles est relayée par ce monde de pierre construite ou détruite qui raconte
la civilisation. La cordée dans laquelle se trouve Russell,
elle, traduit autre chose : ni construction ni destruction, elle est une
phrase vivante écrite dans l’espace
montagneux. Et c’est cette phrase humaine qu’il transmettra à Jules Verne pour
illustrer un récit inséré dans un
magazine au milieu de textes imaginaires : de l’image à l’imaginaire.
Andrieu, ce fils de la terre du
Midi, comme le sculpteur Antoine Bourdelle, lit l’histoire de l’homme dans la
pierre et fixe sa vision du monde sous la forme d’une peinture factuelle des
lieux. Il aime les lieux et ses images traduisent ce regard aigu sur l’homme.
Si l’on cherche un point commun entre des vues de montagne, des paysages
d’Egypte, d’Italie ou de Palestine, une basilique, des ruines causées par la
guerre, des marins sur un navire, il n’y en a pas sinon le regard du
photographe, qui raconte ainsi son époque.
Ce regard qui choisit un angle de vision, terme technique qui va bien
au-delà de ce qu’il décrit. Andrieu voit la vie de son temps dans des lieux
debout ou détruits, naturels ou construits, en France ou ailleurs dans le
monde.
Comme Russell,
il voyage partout. Russell
rapporte de ses voyages des récits, des mots, il en rapporte des images. Entre
ce montagnard aristocrate et ce fils d’agriculteur, semble se tisser un chemin,
comme si leurs routes devaient nécessairement se croiser, au cœur de cette
lettre X ajoutée par Russell à son nom, comme un
signe de ce moment qui eut enfin lieu en 1867
sur le Glacier des Bossons. Quelle probabilité y avait-il que ces deux
voyageurs qui parcouraient le monde, mais pas au même moment et pas dans les mêmes
lieux, qui ne pratiquaient pas les mêmes activités, quelle chance y avait-il
pour qu’ils se rencontrent un jour ?
Et s’ils se rencontraient, ce ne pouvait être que dans des lieux connus.
Un aristocrate mondain et un photographe de la Marine Française pouvaient peut-être se
rencontrer à Paris, dans des cercles connus. Mais non. C’est dans la
montagne qu’ils se rencontrent, et sur
un glacier.
Auparavant, Andrieu est allé dans
les Pyrénées d’où il a rapporté de nombreux clichés et sans doute sa connaissance de Russell. Russell connaissait probablement Andrieu à travers ses
photographies des Pyrénées car, avant qu’ils ne se rencontrent sur le Glacier
des Bossons, Andrieu avait photographié
les Pyrénées en suivant la route thermale et ses photos étaient très novatrices
puisqu’elles utilisaient la technique stéréoscopique. Utilisée dès 1840, la vue
stéréoscopique permettait de rendre le relief en proposant deux vues du même
sujet côte à côte[19]. Ce
dédoublement de l’espace rapproche de la réalité mais en même temps, cette
image double qui crée une illusion de relief grâce à la vision binoculaire des
visionneuses stéréoscopiques, cette vision du même lieu en deux images,
ressemble à un signe de cette superposition des courses, des temps et des
hommes que suggère l’image de Russell sur le glacier
des Bossons.
De son voyage aux Pyrénées,
Andrieu rapportera 2257 photographies, ce qui constitue la série de photographies la plus importante,[20] faite
sur les Pyrénées de la route thermale[21].
Andrieu est un créateur d’images mais il se révèle aussi, même à travers les paysages choisis, comme un
témoin de son temps qui met l’accent sur les réalisations humaines. L’eau et les ponts l’attirent et, dans ses
vues des Pyrénées, ces ouvrages si classiques donnent à sa photographie son
originalité et sa modernité. Mais il photographie aussi les routes, les
villages et les villes. Il se dégage de
ses images une géométrie étrange qui surgit du paysage par la magie de
l’ombre et de la lumière. Ainsi cette vue de Bétharram,
divisée en deux parties égales, et que la vue stéréoscopique multiplie par
deux. A gauche, un hôtel où conduit une allée que la lumière blanchit ; à
droite, le pont qui s’ouvre sur des fenêtres et se reflète dans le Gave. La
réalité de pierre et le reflet de l’eau dessinent un cercle parfait, tandis que
le soleil dessine sur la berge un autre cercle de lumière.
Dans la vue de Saint-Jean-de-Luz
(ill. 1), il ne s’agit pas d’un pont mais des quais qui bordent la Maison de
l’Infante : l’ombre dessine dans l’eau une étrange forme géométrique qui
change un paysage du XVIIe siècle en une image moderne dessinée par le soleil
et l’œil du photographe.
Ill. 1. J. Andrieu.
Saint-Jean-de-Luz, 1862-1863. Coll. privée Roderic Martin. © B.N.F[22].
Le même point de vue se retrouve
dans la vue du pont d’Hendaye (ill. 2) : deux structures de pierre liées à
l’eau pour évoquer sa vision du Pays Basque, la solidité de la construction
humaine, l’histoire, qui jaillit de l’eau, de l’océan qui l’a forgée. Les deux
photographies, toutes deux plaçant la construction humaine sur une ligne
oblique identique, reflètent la réalité tout en suggérant un symbole.
Ill. 2. J. Andrieu. Pont
d’Hendaye, 1862-1863. Coll. privée Roderic Martin. © B.N.F.
Andrieu fait parler l’ombre et la
lumière dans un langage mathématique qui s’insère dans le paysage classique
(Saint-Jean-de-Luz) ou romantique comme ce pont de Bétharram
à Pau (ill. 3), couvert de lierre et de végétation, telles toutes ces
représentations romantiques réunissant le végétal et le minéral.
Ill. 3. J. Andrieu : Pont de Bétharram à Pau, 1862-1863. Coll. privée Roderic Martin. © B.N.F.
Andrieu inverse le procédé
photographique habituel : la lumière ne révèle pas l’objet mais l’objet
révèle la lumière à travers ce reflet à peine perceptible au bas de l’image,
présent, non pas en tant que reflet romantique si apprécié des peintres, mais
présent pour dessiner une forme et révéler une lumière. Le pont, sujet de
l’image, laisse apparaître au premier plan un immense cercle blanc, un œil
vierge fait d’eau et de lumière par lequel la nature regarde la
construction de l’homme. Ce point de vue
reflète le paysage tel qu’il apparaît et Eugène Trutat
fera, à peu près à la même époque, une photographie du même pont avec les mêmes
caractéristiques et le même jeu de lumière[23]. Les
deux grands photographes ont choisi exactement le même moment du jour pour
révéler ce cercle de lumière blanche sous le pont romantique, faisant de l’eau
cet œil de la nature qu’y voyait Thoreau dans Walden[24].
La modernité de Jean Andrieu dans
son regard sur les routes et les ponts construits dans la montagne révèle un
artiste original et atypique qui ne pouvait que plaire à Russell.
Ces multiples ponts pyrénéens à travers
lesquels il raconte par l’image l’histoire humaine des Pyrénées, sont encore le
signe de l’œuvre qui relie deux rives. Passerelle lui-même entre Russell et Verne, Andrieu fait des ponts le fil de son
œuvre pyrénéenne.
Ill. 4a. J.
Andrieu : Pont du Hourat, ,
1862-1863. Coll. Privée R. Martin, ©B.N.F.
Ill. 4b. J. Andrieu : Pont du Hourat, , 1862-1863. Coll. Privée R. Martin, ©B.N.F.
Avec l’étrange photographie du
Pont du Hourat (ill. 4b), où la route barre la forêt
et la roche naturelle dans une ligne brisée accentuée par la lumière, le
photographe utilise la géométrie et la lumière
pour montrer le lien entre les constructions de l’homme et la nature. Tout est flou dans cette photographie, sauf
cette percée de lumière construite, qui divise la nature en deux parties
égales, comme l’image qui la représente. Le photographe propose en fait deux
visions du pont du Hourat, ce pont construit dans la
falaise sur la route qui conduit aux Eaux-Chaudes : l’une, classique,
situe l’œil du photographe sur la même ligne que le pont et montre celui-ci
totalement intégré à la montagne (ill. 4a). C’est l’angle de vision choisi par
tous les peintres et dessinateurs de l’époque ainsi que les photographes, tel
John Stewart qui, en 1852 déjà, réalise une photographie similaire[25]. Mais
Andrieu, s’il regarde aussi les ouvrages d’art avec l’œil classique, recherche
l’originalité de la forme, l’angle de vision qui va faire de la simple
photographie une œuvre d’art moderne, de par l’utilisation qu’il fait des
lignes et des ombres qu’il voit dans le paysage. Ainsi, le Pont du Hourat n’est plus vu depuis la route mais en plongée, (ill.
4 b) ; le photographe fait de la géométrie une langue visuelle qui montre
une montagne autre, où la modernité écrit son histoire sur l’éternité
géologique. A l’insertion de la construction humaine dans la montagne suggérant
la force stable, Andrieu oppose une construction humaine qui déchire la
montagne. Et pourtant, il s’agit du même objet, du même pont, dans lequel il
lit deux images.
La ville historique de Pau lui
permet aussi de reconstruire par
l’image un univers urbain né de la
nature. Une première photographie (ill. 5) montre au premier plan une partie du
pont dans la lumière alors que la végétation dans l’ombre partage ce premier plan en deux parties
égales, nature et culture qui, ensemble, donnent naissance pour ainsi dire au château qui semble jaillir des
arbres : ombre et lumière géométriquement réunies semblent créer ensemble
l’image du château. Contrairement à une autre photographie (ill. 6 a) où
l’image de Pau est dévoilée en couches parallèles qui, des maisons au premier
plan, conduisent au château, de face, dans la lumière, dont les maisons
semblent être le reflet (ce qu’elles sont clairement dans la vue du château
prise de Jurançon (ill. 6b) et qui montre un premier plan végétal, puis la
rivière et les maisons dont on voit le reflet avant de les voir réellement et
de voir enfin le château, dernier élément de cette construction mêlant reflet
et solidité architecturale), celle-ci donne du château une vue directe, le
faisant jaillir comme une flamme du pont et des arbres réunis.
Une deuxième vue prise sous un
autre angle (ill. 6), avec l’eau du Gave au premier plan, est partagée par un
pont dans l’ombre, au-dessus duquel se dressent les maisons et le château. Le
soleil fait apparaître dans l’eau, à travers les arches du pont, des taches de
lumière blanche, sortes de pointillés qui nous suggèrent de lire l’histoire de
la ville racontée par le pont dans la rivière. On pourrait les lire aussi comme
des pas de géant, ceux de l’homme qui avance, de l’eau originelle à la
construction historique. Une autre vue
du château, prise juste à l’entrée du pont alors dans la lumière et non pas dans l’ombre, révèle ses contreforts,
comme autant de pyramides de pierre et de lumière révélées par l’ombre des
arches et de l’eau. Les langues de terre qui partent des contreforts ne sont
plus lues horizontalement mais, par le jeu des reflets de la maison sur la
gauche, deviennent une construction verticale, mi-solide, mi-liquide, autre
pyramide qui glorifie la construction humaine. Le château est le point
culminant de ce jeu de pyramides révélées
par le pont grâce auquel le photographe a fait même de l’horizontalité
une image verticale. Andrieu utilise les formes architecturales unies à la
nature (l’eau et la montagne) pour raconter l’histoire de l’homme.
Ill. 5 J. Andrieu : Pau 1862-1863
Ill.
6. J.Andrieu : Pau, coll. privée
Martin. © B.N.F. Coll. Privée R. Martin. ©
B.N.F.
Ill.
6 a. J.Andrieu : Pau, 1862-1863. Coll. privée R.
Martin. © B.N. F.
Ill.
6 b. J.Andrieu : Pau1862-1863. Coll. privée
R. Martin. © B.N. F.
Un pont encore divise
en deux la vue du Pont d’Ars aux Eaux-Bonnes (ill. 7), photographie très
picturale où un camaïeu de gris donne à l’image cet aspect de tableau peint. La
large bande blanche de l’eau vive conduit vers la ligne du pont qui divise
l’image pour montrer cette construction de pierre, cette route qui s’avance
dans la montagne en enserrant la rivière dans ses lignes : le monde
naturel de l’eau et le monde humain (la maison sur la gauche) sont réunis dans
cette architecture de pierre qui transforme le paysage de la montagne et oppose
à la fluidité de l’eau et au flou mouvant de l’écume la solidité de la pierre
et la ligne droite de la route.
Ill. 7. J. Andrieu : Pont d’Ars1862-1863. Coll. privée Roderic Martin. © B.N.F.
Les lignes des compositions
architecturales aident à la composition d’une image qui raconte l’insertion de
l’homme dans le monde naturel de la montagne à travers la route et le pont. La
nature n’est pas domestiquée : l’eau libre court au premier plan et
éclaire toute l’image. Mais l’homme prolonge ses lignes naturelles et le pont jaillit des berges de la rivière
comme la route tracée dans le flanc de la montagne, une route qui creuse la
montagne en épousant ses formes.
Le Pont Napoléon (ill. 8), lui,
barre la montagne tout en surgissant de sa roche et en la révélant dans son
arche gigantesque, comme un œil géant
dessiné par l’homme dans le paysage.
Ill.
8.
J. Andrieu : Pont Napoléon1862-1863. Coll. privée
Roderic Martin. © B.N.F.
Jean Andrieu traque les ponts
et son voyage devient un véritable
reportage sur les constructions humaines qui transforment la nature mais
deviennent aussi le symbole de la relation de l’homme au paysage. Il ne s’agit
plus de fusion romantique mais au contraire d’une réflexion objective sur la
construction humaine. Le Pont Napoléon pris en contre-plongée domine l’image et
rend compte de cette vision qui place la construction humaine au premier plan.
Andrieu photographie ce qu’il voit mais la composition de ses photographies met
en valeur la grandeur des constructions humaines tout en vidant pourtant
paradoxalement l’espace photographié de toute présence humaine. Il choisit de photographier des Pyrénées revues
par le regard humain : les rues des villages, les maisons, les chapelles,
les ponts et les routes.
Et puis, il y a ces ponts de
bois, petites passerelles si indissociables des paysages les plus sauvages
qu’elles en deviennent les emblèmes, comme le pont d’Espagne (ill. 9).
Ill. 9. Jean Andrieu, « Pont d’Espagne»1862-1863. Coll. privée
Roderic Martin. © B.N.F.
Ill. 10. Jean Andrieu, « Gouffre de Cerizet »1862-1863. Coll. privée Roderic Martin. © B.N.F.
C’est une montagne sauvage dans
laquelle le pont s’intègre totalement (ill. 9 et 10), que photographie Jean
Andrieu, retrouvant dans sa photo les images romantiques des peintres et
graveurs du XIXème siècle, telle la vue du pont
d’Espagne de Thomas Allom.
Ses vues pyrénéennes sont celles
des vallées et n’ont rien à voir avec celle d’une cordée sur un glacier qu’il
prendra quatre ans plus tard dans les Alpes, dans cette image de hasard au cœur de la montagne.
Pourquoi cette photographie
fut-elle choisie avec quelques autres pour illustrer la 40ème ascension française du Mont-Blanc
alors qu’elle se rapportait à une autre
ascension du Mont-Blanc ? Détournement
d’image ? Détournement de regard ? Ou prolongement de la
rencontre ?
Andrieu, photographe célèbre,
auteur de 4000 clichés, tous connus, est aussi énigmatique qu’un personnage de
roman. Personne ne connaît rien des premières années de sa vie et personne ne
connaît rien de ses dernières années. Le Dictionnaire
mondial de la photographie n’indique pas la date de sa mort et ne peut signaler que la date où « son
nom disparaît de l’Almanach du Commerce en 1876 ». Andrieu ne semble
exister que par ses photographies, que par son regard. Et Russell
le mentionne, lui, avec la fierté de celui qui se fait photographier par un
grand artiste ; il le cite comme pour fixer son image absente, comme pour
graver sur la page le témoignage de cette rencontre. Russell.
Andrieu. Verne. Une chaîne, une cordée invisible et mystérieuse. Une seule
phrase et tout Andrieu est résumé là : Andrieu photographe célèbre, Andrieu,
qui parcourt les montagnes pour en fixer l’image, Andrieu qui propose ses
photographies à l’auteur de fiction le plus célèbre, Jules Verne, pour
l’illustrer, à ceci près que ce n’est
pas lui qu’il illustrera, mais son frère, et ce n’est pas une photographie mais
une gravure la reproduisant qui illustrera le récit. Et pourtant, Yon, l’illustrateur de Verne n’est pas mentionné, lui. Car
la rencontre, c’est avec Andrieu qu’elle a eu lieu et c’est par Andrieu qu’il
rencontrera Verne indirectement.
Yon, le peintre de paysages
Né en 1836, deux ans après Russell,
Edmond Charles Joseph Yon est un peintre paysagiste
connu. Il aime les paysages calmes et bucoliques, les rivières, et on le
rapproche parfois de Corot et de Millet. Bords de fleuves, scènes rurales,
prairies, arbres et eau, Yon peint des paysages doux et colorés où le vert
et le bleu dominent. Il est très loin du sublime terrifiant de la haute
montagne, de la glace et des rochers. Il est aussi graveur sur cuivre et sur
bois et a fait des gravures sur bois pour de grands auteurs, comme Victor Hugo.
C’est lui que choisit Paul Verne pour illustrer son récit de douze gravures sur
bois édité par Jules Verne parmi d’autres. Yon
travaille d’après des photographies et ces photographies sont celles d’Andrieu.
Les dessins faits d’après lithographies sont chose assez courante. Les gravures
qui illustrent certains magazines sont parfois faites d’après des
photographies. C’est donc tout naturellement que Paul Verne demandera à Yon d’illustrer sa
« quarantième ascension française du Mont-Blanc »,
avec des photographies prises sur les lieux. Et c’est ainsi que la photographie
prise par Andrieu de la cordée dans laquelle se trouvait Russell
sur le Glacier des Bossons entre dans l’œuvre de Jules Verne, par le biais du
récit de son frère (puisque ce récit est toujours mentionné dans la liste des
œuvres de Jules Verne, au milieu de ses romans). Trois de ces illustrations
font apparaître un personnage qui ressemble à Russell :
celle où celui-ci est assis, méditatif devant la cabane des Grands-Mulets
(voir Pyrénées n°210, 119) et les
deux photographies où la cordée pose ostensiblement, comme le leur a demandé le
photographe, d’après le texte de Russell. Celui-ci
est probablement le premier personnage de la cordée, reconnaissable qu’il est à
sa taille, et à d’autres détails, plus visibles sur la photographie
stéréoscopique trouvée récemment par Roderic
Martin : « Caravane descendant le Mont-Blanc »
(ill. c).
Si le personnage au premier plan
n’est pas reconnaissable comme étant le Comte Russell
sur la gravure de Yon et sur la photographie qui
lui a servi de modèle (ill. a et b),
cela est dû à plusieurs raisons : la position de l’homme au premier plan,
penché en arrière, ne permet pas de voir clairement sa taille ; la photographie
comporte un défaut précisément sur le visage du personnage et sur la gravure,
le visage est laissé en blanc. Et surtout, le fait que Yon
était un peintre paysagiste et pas un spécialiste de portraits et de
personnages peut expliquer l’imprécision de la représentation des personnages
de la cordée. Nombreuses sont les gravures du XIXe siècle représentant des
paysages et notamment des paysages de montagne, dans lesquelles les personnages
étaient dessinés par d’autres artistes, spécialistes, quant à eux, des
représentations de personnages en miniature (d’où parfois les mêmes silhouettes
qui apparaissent sur des gravures différentes, dans les gravures pyrénéennes de
Marianne Colston par exemple). Yon,
s’il a réalisé l’ensemble de la gravure (paysage et personnages) à partir de la
photographie, a surtout donné de l’importance au paysage, sa spécialité, et a
dessiné la cordée, en cherchant simplement à être au plus près de la réalité
montagnarde, pour représenter une
cordée. La ressemblance avec les personnages d’origine était d’autant moins
nécessaire (et était même d’autant plus à éviter) qu’il illustrait l’ascension
d’une autre cordée. Le visage du
personnage au premier plan n’est pas visible, il est même laissé en blanc car
il doit simplement évoquer le visage de l’un de ceux dont on raconte
l’ascension et qui n’est pas sur la photographie d’origine (prise quatre ans
avant l’ascension décrite dans ce texte).
Dans la photo récemment trouvée
par Roderic Martin, le personnage qui figure au
premier plan, par sa position droite, son attitude élégante et altière, son
long cou et le petit bouc[26] que
l’on peut observer, semble pouvoir être identifié comme étant le Comte Henry Russell. Or il est
vêtu comme le personnage qui se trouve au premier plan de la photographie
publiée par Madame Dollin du Fresnel dans son
ouvrage. Si ce n’est pas cette photographie qui a été choisie pour être
reproduite dans le récit de Paul Verne afin d’illustrer sa propre ascension,
c’est peut-être précisément parce que le Comte Russell
y était trop reconnaissable et que l’on aurait pu, si Yon
avait reproduit le personnage de façon précise, reconnaître qu’il ne s’agissait
pas de cette « Quarantième ascension française » dont il était
question. De plus, la position plus « active » du personnage tenant
son bâton en position de ramasse, pouvait aussi mieux correspondre à un récit
de montagne. Certes, dans les deux cas, les personnages posent, mais dans la
photographie utilisée pour la gravure (ill. b), la corde légèrement visible (et
dont la visibilité est nettement accentuée dans la gravure pour insister sur
l’image de la cordée), le contact du bâton avec la neige s’adaptent sans doute
davantage à la symbolique de la montagne des alpinistes.
L’autre photographie montre
ce personnage au premier plan qui ne
regarde pas dans la même direction que ses compagnons, rêveur et uni à la
montagne par son regard et son costume clair qui se fond à la neige. La pose du
personnage sur l’autre photographie convenait davantage au détournement de
cordée opéré pour illustrer le récit de Paul Verne. La deuxième photo (ill. c)
parle davantage de la rencontre de Russell et
Andrieu, qui a su capter le regard romantique de Russell
et son union à la montagne, qui a su capter le regard de Russell
alors que Russell ne le regarde pas…
Paul Verne, le frère montagnard
Paul Verne, c’est l’auteur discret, dans l’ombre de son
frère mais littérairement inséparable de lui, puisque c’est dans la liste des
romans de Jules Verne que se situe discrètement, comme une île de réalité au
cœur de la fiction, La Quarantième
ascension française du Mont-Blanc. Le récit est publié en 1871 dans le Magasin d’éducation et de récréation,
soit quatre ans après la rencontre sur le Glacier des Bossons. Le récit est
réédité en 1874, à la suite du Docteur Ox, c’est-à-dire
au milieu de textes romanesques, au cœur des Voyages extraordinaires. L’éditeur Hetzel
avait écrit dans l’Avertissement de l’ouvrage : « Nous avons cru bon
de mettre en regard des Voyages extraordinaires de Jules Verne la narration de
cette excursion faite par son frère dans des circonstances véritablement
difficiles, et qui placent Monsieur Paul Verne au premier rang de nos
ascensionnistes français dans les Alpes ».
Paul Verne s’insère donc dans les voyages imaginaires de son frère,
comme le voyageur réel, mais qui lui aussi va insérer un faux indice dans cette
réalité-là, une réalité empruntée
ailleurs, qui place le montagnard Russell dans le
récit d’ascension du montagnard Paul Verne, lui-même placé dans les récits
imaginaires de Jules Verne. Jules Verne,
co-directeur de ce numéro du Magasin
d’éducation et de récréation, avait entre ses mains la photographie
d’Andrieu, l’image de Russell sur un glacier des
Alpes, qui allait être déguisée[27] pour
illustrer l’ascension de son frère, fausse image pour traduire le vrai esprit
de la montagne symbolisé par la présence non reconnaissable mais réelle du
Comte Russell.
Russell, avec ses compagnons de cordée, se substituait ainsi à
l’image absente du frère de Jules Verne non photographié lors de sa propre
ascension. Les mots de Paul, le regard d’Andrieu, l’image de Russell : un triptyque qui, d’un récit réel, fait une
fiction par la seule inclusion d’une image. Russell
vu par Andrieu transforme par sa seule image la réalité en fiction inavouée,
par la seule volonté de Jules Verne éditeur qui superpose deux ascensions et,
en illustrant une réalité par une autre réalité, crée une fiction invisible.
Inclus à la suite du Docteur Ox, le récit décalé mêle voyages extraordinaires et
ascension réelle, sans doute parce que
Jules Verne, comme Hetzel, voyait dans cette ascension un voyage
extraordinaire. Cet emboîtage de textes
et d’images révèle un jeu de rencontres qui aboutit donc au dernier maillon de
la chaîne, le romancier Jules Verne.
Jules Verne, le joueur malicieux
Jules Verne, dernier membre de cette cordée mouvante, est
au cœur de cette histoire centrée sur une image et pourtant, il n’y joue aucun
rôle apparemment, en tout cas aucun rôle volontaire. Il n’a pas fait
l’ascension, il n’a pas écrit le récit que l’image illustre mais il l’entoure,
comme un frère entoure son frère, de la chaleur de son écriture. Sa fiction
donne à l’écrit réel de Paul une dimension
différente ; elle insère l’œuvre du frère dans son œuvre à lui,
comme si les deux frères ne faisaient qu’un dans ce jeu littéraire et
éditorial ; comme Paul, en choisissant les photographies d’Andrieu pour
illustrer son propre récit, superposait les ascensions, comme si tous les
montagnards ne faisaient qu’un. Ce
système de superpositions et d’emboîtages ressemble à la technique de Jules
Verne, grand lecteur, qui créait ses personnages à partir des personnages réels
qu’il rencontrait dans ses lectures. Comme il cite dans Michel Strogoff plusieurs récits de
voyages, dont celui de Russell, il crée Philéas Fogg à partir de plusieurs voyageurs, dont Russell. Alors, si c’est encore Russell
qui s’insère dans le récit de Paul Verne, petite silhouette discrète et à peine
reconnaissable et si reconnaissable pourtant, c’est peut-être parce que les
deux frères jouent leurs voyages et
utilisent leurs propres explorations réelles, leurs explorations
livresques et les explorations des voyageurs qu’ils admirent. Jules Verne, le
joueur de mots, le joueur d’espace, a aussi joué avec l’espace des autres et Russell en est la minuscule image insérée dans une cordée,
en noir et blanc sur un glacier alpin, regard d’un photographe à la fois
mystérieux et célèbre qui allait ainsi fournir au romancier le plus célèbre des
mystères du monde un indice caché, relayé en cela par le comte Russell qui, par une phrase sèche et factuelle, très
différente de son style lyrique habituel, allait mettre tous ses lecteurs sur
la piste d’une image mystérieuse.
Les Pyrénées, en doublure lumière
La doublure lumière, c’est l’acteur invisible qui tourne
les scènes que l’acteur principal ne peut pas tourner. On ne le voit jamais. Il
est quelqu’un d’autre et pourtant il est là. Comme ces Pyrénées étrangement
présentes dans des comptes rendus de courses dans les Alpes à travers la seule
présence du Comte Russell qui a choisi de placer ces
trois comptes rendus après tous ceux qui peignaient sa passion des
Pyrénées ; un peu comme la Quarantième
Ascension française du Mont-Blanc de Paul Verne
est placée dans un recueil de nouvelles de Jules Verne. Une même course qui se
cache ainsi sous deux plumes aussi différentes que celles de Henry Russell et de Paul Verne avec l’allusion au cliché d’Andrieu ou sa reproduction (images cachées à chaque fois).
Les Pyrénées sont là dans la vie
de Russell, présent dans la cordée sur le glacier des
Bossons, les Pyrénées sont là dans l’œuvre d’Andrieu qui, cinq ans avant, avait
fait son Voyage aux Pyrénées. Et, par le jeu des insertions surprenantes, les
Pyrénées sont là, dans le récit de Paul Verne, à travers la silhouette du comte
Russell sur le Glacier des Bossons et dans les Voyages extraordinaires de Jules Verne, à travers l’inclusion du récit de Paul
Verne incluant lui-même la gravure de Yon
reproduisant la photographie d’Andrieu représentant Russell
dans une cordée.
C’est vers cette cordée que nous a
conduit Russell comme pour nous parler sur la page
blanche du glacier de cette histoire écrite par la montagne d’une rencontre
entre un montagnard irlando-gascon épris des
Pyrénées, un photographe de la Marine et de l’histoire, un alpiniste frère d’un
romancier, et ce romancier, l’un des plus grands créateurs de voyages
imaginaires de tous les temps qui, discrètement, grâce à une ascension de son
frère, plaçait au cœur de ses récits imaginaires, la grande silhouette devenue
discrètement minuscule d’un des voyageurs les plus étonnants du siècle.
Une photographie en noir et blanc,
une gravure en noir et blanc pour illustrer les signes graphiques noirs d’un
récit sur le papier blanc : photographie et écriture se rencontrent dans
cette cordée de personnages vêtus de noir sur la neige blanche, avec pourtant
un personnage vêtu de blanc, et dont le costume est devenu noir sur la gravure,
comme pour le transformer un peu plus, et le rendre un peu plus méconnaissable.
Un monde en noir et blanc se cache et se révèle dans un de ces livres de Hetzel aux reliures chatoyantes : les couleurs et les
dorures sont une porte magique ouverte sur un monde imaginaire où nous conduit
Jules Verne. Et dans ce monde-là, s’insèrent quelques pages d’un autre,
quelques pages d’une réalité montagnarde qu’une image photographique, art censé
représenter la réalité, métamorphose en un lieu imaginaire caché : une
photographie absente de personnages étrangers au récit. La photographie
métamorphosée en gravure parle d’une réalité transformée (Russell
a pris la place de Paul Verne ou Paul Verne a pris la place de Russell, suivant le point de vue), d’un temps transformé
(la photographie concerne une ascension faite en 1867 alors que celle de Paul
Verne a été faite en 1871). Le seul
personnage de Russell sur un glacier, transposé et
métamorphosé pour entrer avec le reste de la cordée dans le récit de Paul Verne
et représenter une autre cordée, raconte une autre histoire. N’est-ce pas un signe
que ce soit Andrieu, ce photographe dont l’œuvre et la vie s’accompagnent
de tant de points d’interrogation, qui soit le révélateur d’un autre
mystère ? Alors, cette gravure constitue-t-elle un simple choix
thématique ? Ou est-elle le signe caché de la création artistique qui se
construit entre inspiration, observation et
métamorphose, et qui est toujours
le résultat d’une rencontre ?
Françoise Besson
REMERCIEMENTS
Je remercie tout
particulièrement Roderic Martin et Eric Amouraben, mes conseillers techniques et documentalistes
qui, grâce à leur patience, à leur
passion et à leur compétence, ont pu
retrouver de nombreux documents. Merci à eux en particulier d’avoir publié une
première version de cet article sur le site Imag-in-Pyrenees
(http://www.imag-in-pyrenees.com). Je remercie en particulier Roderic Martin pour
l’ampleur de ses recherches, sa patience et les documents photographiques qu’il
m’a fournis.
Roderic Martin est l’initiateur, le bâtisseur, l’âme de cet
article qui sans lui n’aurait pas vu le jour. C’est lui qui a fait toutes les
recherches, inlassablement. Il est dans cette cordée le révélateur de l’image.
Pour les renseignements fournis sur Jules Verne :
Toute notre gratitude va à Marie-Claire Guérinot
et au Centre de Documentation Jules Verne à Amiens, ainsi qu’à Monsieur Piero Gondolo Della Riva, grand
spécialiste de Jules Verne ;
Monsieur Lionel Dupuy, expert (site : http://perso.orange.fr/jules.verne)
;
Monsieur Volker Dehs, spécialiste de Jules Verne et auteur d’une biographie
de Jules Verne.
Sur Andrieu :
Nous remercions Madame Catherine Leclerc, bibliothécaire
adjointe du Service Recherche du Musée National de la Marine pour les
renseignements qu’elle nous a fournis et
Monsieur François Boisjoly, expert, qui nous a fourni
de précieux renseignements ;
Monsieur Yves Lebrec,
conservateur de la photothèque de Fels. Institut
Catholique Paris 6.
Monsieur Alain Jeanne-Michaud,
Université Pierre et Marie Curie Paris 6 ;
Le Conseil Général et les Archives du Tarn-et-Garonne qui
ont fourni aimablement l’acte de naissance de Jean Andrieu ;
Monsieur Persol, de la
Bibliothèque Nationale de France.
La personne anonyme qui nous a communiqué de précieux
renseignements sur Andrieu et Block.
Sur les photographies stéréoscopiques :
Monsieur J.-M. Voignier, expert
collectionneur de photographies stéréoscopiques ;
Monsieur Francis Dupin et le site internet
« photostéréo » ;
Monsieur Frédéric Ruault, photographe expert (Studio Arcachon 33) ;
Madame Sabine Roulleau,
documentaliste du Musée de la Photographie de Bièvres ;
Monsieur Jan Lagendijk, qui a eu
la gentillesse de scanner la photographie stéréoscopique de la cordée sur le
Glacier des Bossons, qui révèle la position du Comte Russell
au premier plan et qui complète la photographie publiée par Madame Monique Dollin du Fresnel dans son ouvrage Henry Russell (1834-1909), Une Vie pour les
Pyrénées, Bordeaux: ed. Sud-Ouest, 2009.
Nous remercions enfin Monsieur Jean-Pierre Mouchon, pour sa traduction des textes italiens ; merci également à Jean-Pierre Mouchon pour avoir publié une version de cet article dans
la revue académique Les Cahiers de Terra Beata, 2008, 42-55.
….et merci bien sûr à Jean Andrieu, Henry Russell, Yon, Paul et Jules
Verne.
Lorsque cet article a été écrit, pendant l’été 2007, la
photographie de Russell sur le glacier des Bossons qui
avait servi de modèle à la gravure de Yon n’avait pas
encore été dévoilée. Depuis, Madame Monique Dollin du Fresnel l’a révélée dans son ouvrage Henry Russell (1834-1909), Une Vie pour les Pyrénées (Bordeaux: ed.
Sud-Ouest, 2009), publié à l’occasion du centenaire de la mort de son arrière-grand-oncle,
le comte Henri Russell-Killough.
Nous la remercions d’avoir mis au jour cette
photographie et de nous avoir donné l’autorisation de l’insérer dans cet
article dont l’auteur ressent une certaine émotion devant la présence
d’une photographie qui a été entre les mains du Comte Russell.
Un merci tout particulier à Gérard Raynaud pour avoir
patiemment et efficacement œuvré pour que cet article puisse paraître sur le
site de Pyrénées, et pour nous avoir gentiment fourni la photographie qui
avait été tant recherchée.
Depuis cette publication, une autre photographie de la
série de 1867 a été trouvée par Roderic Martin ; elle montre, sans qu’il y
ait beaucoup de doutes possibles, le Comte Russell au permier plan. Une cordée
qui ne s’interrompt pas…
Bibliographie
et RESSOURCES Electroniques
Sources
primaires
RUSSELL,
Henry. Souvenirs d’un montagnard, Pau : Vignancour, 1878.
—. Souvenirs d’un montagnard, 1858-1888, Pau : Vignancour, 1888.
—. Souvenirs
d’un montagnard, Pau : Vignancour, 1908.
Sources
secondaires
BESSON, Françoise. « Jean
Andrieu et Henry Russell sur le glacier des
Bossons : l’image mystérieuse d’une cordée en noir et blanc », in Les Cahiers de Terra Beata »,
2008, 42-55.
—. « Russell
inspirateur de Jules Verne », Pyrénées-Bulletin
pyrénéen n° 210, 2-2002, 17-37.
—. « Philéas Fogg était-il le seigneur du Vignemale
?”, La
Plume d’oie, n° 40, 4ème trimestre 1994, 43-53.
BREUILLE,
J.P., M. Guillemot, P. Chiesa. Dictionnaire mondial de la photographie des origines à nos jours,
Paris : Larousse, 1994.
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(1834-1909), Une Vie pour les Pyrénées, Bordeaux: ed. Sud-Ouest, 2009.
Ferbos, Henry. « Henry Russell (1834-1909) », in La Montagne et Alpinisme, N° 138, 1984, 80e année, 528-529
FOGG, William Perry. Round the World, Letters
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Gondolo della Riva, Piero. « Un « Tour du monde » qui a conquis la planète », in Géo hors-série Jules Verne, 2003, 82-87.
Hervas Leon, Miguel, « La serie de vistas estereoscôpicas de espana de J.
Andrieu y un paseo por el
Madrid de 1867 », Archivo español de arte, 2005, vol. 78, n° 312, 381-396.
LABARÈRE, Jacques. Henry Russell-Killough
(1834-1909) Explorateur des Pyrénées, Serres-Castet :
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Luxenberg, Alisa. « Creating Désastres : Andrieu’s Photographs of Urban Ruins in the Paris
of 1871 », The Art Bulletin,
vol. 80, n° 1, Mars 1998, College Art Association, 113-137.
Martin, Roderic et Eric Amouraben. Le Comte Henry Russell-Killough – (1834-1909)
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Martin, Roderic. Le Secret du Brave Lourmel, « 20 000 lieues sur les mers », Les éditions de l’Albatros, à compte d’auteur, 2008.
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VERNE, Jules. Michel Strogoff [1876], Paris : Le Livre de Poche, 1974.
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—. Le Docteur Ox [1874], Gloucester :
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Verne, Paul. Quarantième
ascension française au Mont-Blanc, in Jean Macé,
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Journal de toute la Famille, Paris : Bibliothèque d’éducation et de
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Wiebe, Rudy. A Discovery of Strangers, (1994), Toronto: Vintage Books, 1995.
Ressources
électroniques
http://www.amis-du-livre-pyreneen.fr
http://numerique.bibliotheque.toulouse.fr
http://www.culture.gouv.fr
http://perso.orange.fr/jules.verne
http://www.imag-in-pyrenees.com
http// members.aol.com/stereofoto/photogr.htr
http://www.stereoviewheaven.com
[1]
Une première version
de cet article, écrit avant que la photo de la cordée du Glacier des Bossons ne
soit dévoilée par Madame Dollin du Fresnel, a été
publiée grâce à Jean-Pierre Mouchon, que je remercie,
sous le titre « Jean Andrieu et Henry Russell sur
le glacier des Bossons : l’image mystérieuse d’une cordée en noir et
blanc », dans Les Cahiers de Terra Beata », 2008, 42-55. Cette version était illustrée d’autres photographies
de Jean Andrieu aimablement fournies par Roderic
Martin, que je remercie pour cela aussi. Le texte a également été publié sous cette ancienne forme et sans
illustration, grâce à Eric Amouraben et Roderic Martin, à qui j’exprime toute ma gratitude, sur le site www.imag-in-pyrenees.com.
L’article
proposé ici a été modifié et augmenté
grâce à la découverte récente (12 juillet 2011) par Roderic
Martin d’une nouvelle photographie ; celle-ci, qui se trouvait aux
Pays-Bas, permet de faire le lien de manière plus précise avec le Comte Russell, reconnaissable sur ce nouveau cliché. La partie
centrale de l’article, consacrée aux ponts pyrénéens est là pour montrer la
connaissance qu’avait Andrieu des Pyrénées mais aussi le côté symbolique de son
art, reliant toujours des hommes et des lieux.
[2]« Cabane des Grands-Mulets. Caravane descendant ». In Quarantième ascension du Mont-Blanc
par Paul Verne, in Magasin d’éducation et
de récréation, Journal de toute la Famille, Paris : Bibliothèque d’éducation
et de récréation, 1871, coll. privée Roderic Martin.
[3] « Philéas Fogg était-il le seigneur
du Vignemale ? », La
Plume d’oie, n° 40, 4ème trimestre 1994, 43-53. Cet article évoquait Russell comme possible modèle du personnage de Philéas Fogg et ne parlait pas de son influence sur l’œuvre
de Jules Verne en général. A ce sujet,
Jacques Labarère mentionne un article d’ Henry Ferbos ; il cite un « bref article biographique
[qui] évoque l’influence d’Henry Russell sur l’œuvre
de Jules Verne », « dans La
Montagne et Alpinisme, N° 138, 1984, 80e année, 528-529 », Henry Russell-Killough
(1834-1909) Explorateur des Pyrénées, Serres-Castet :
Editions du Gave, 2003, II, 120.
[4]« Henry Russell inspirateur de Jules Verne », Pyrénées- Bulletin pyrénéen n° 210, 2-2002, 117-137.
[5] Publié aux éditions du
« Patou » en 2006. Un autre ouvrage de Roderic
Martin, Le Secret du Brave Lourmel, 20 000 lieues sur les mers, a été publié en 2008 (Roderic
Martin. Le Secret du Brave Lourmel, 20 000 lieues sur les mers, éditions
L’Albatros, à compte d’auteur, 2008).
[6]Rudy Wiebe, A Discovery of
Strangers, (1994), Toronto : Vintage Books, 1995, 126.
[7] Henri Russell,
Souvenirs d’un montagnard, Pau :
Vignancour, 1878,
406 (1888, 496).
[8] Piero Gondolo
Della Riva, grand spécialiste de Jules Verne, évoque
deux voyageurs qui ont sans doute inspiré Jules Verne pour son personnage de Philéas Fogg : George Francis Train, excentrique
américain qui, en 1870, disait avoir fait le tour du monde en 80 jours, et
Perry Fogg, américain lui aussi, qui visita le Japon, la Chine, l’Inde,
l’Egypte et l’Europe, avant de retourner
aux Etats-Unis entre 1869 et 1870. Ce dernier publia d’ailleurs un récit de son
voyage, Round the
World. Piero Gondolo della
Riva voit donc « deux sources possibles » dans ces deux aventuriers ( « Un ‘Tour du monde’ qui a conquis la planète »,
in Géo hors-série Jules Verne, 2003, 84).
S’il est probable que ces deux voyageurs ont inspiré Verne, lui suggérant même
le nom de son personnage pour l’un d’eux, il est aussi certain, que c’est bien
« le voyageur Henri Russell-Killough » (qui
avait fait son tour du monde plus de dix ans avant les deux autres) que cite Verne dans un de ses romans (Michel Strogoff)
et que ce voyageur-là venait des Iles britanniques et non des Etats-Unis. Ce n’était sans doute pas
pour déplaire à Jules Verne que son personnage soit inspiré par ces trois
mousquetaires du voyage, Russell, à moitié gascon,
étant peut-être son D’Artagnan. (Voir « Russell
inspirateur de Jules Verne », Pyrénées
n° 210, 2-2002, 117-137). Et Charles Martinez Cobo
rappelle que Jules Verne avait situé une de ses nouvelles, « San
Carlos » , dans les Pyrénées (voir Pyrénées n° 224, 4-2005). Les Pyrénées relient cette étonnante
cordée.
[9] Paul Verne, Quarantième ascension française au Mont-Blanc, in Jean Macé, P.-J. Stahl et Jules Verne (ed.). Magasin
d’éducation et de récréation, Journal de toute la Famille, Paris :
Bibliothèque d’éducation et de récréation, 1871.
[10] Comme le prouve son acte de
naissance, obtenu par Roderic Martin du Conseil
Général du Tarn-et-Garonne, et qui prouve sa filiation. L’acte indique qu’il
est né le 19 juillet 1816 de Jean et Dufour
Antoinette – Montaigu de Quercy .
[11] Alisa
Luxenberg est spécialiste de ce photographe sur
lequel elle donne des conférences et elle a écrit notamment « Creating Désastres :
Andrieu’s Photographs of Urban
Ruins in the Paris of
1871 », The Art Bulletin, vol. 80, n° 1, Mars 1998,
College Art Association (http://links.jstor.org).
[12] Plusieurs sites proposant des photographies stéréoscopiques l’appellent Jules et même sur le site du Musée d’Orsay, sa biographie indique « Jules (ou Jean ?) » et situe le village de Montaigu où il est né, en Vendée, alors que l’acte de naissance figure bel et bien le Tarn-et-Garonne (voir note 10), puisqu’il s’agit de Montaigu de Quercy.
[13] J.P. Breuille, M.
Guillemot, P. Chiesa. Dictionnaire mondial de la
photographie des origines à nos jours, Paris : Larousse, 1994.
[14] Russell
a 33 ans en 1867, lorsqu’il rencontre Andrieu sur le Glacier des Bossons.
[15] Il les signait aussi
parfois Andrieu.
[16] Miguel Hervas Leon a écrit un article sur les photographies stéréoscopiques d’Andrieu qui donnent une peinture intéressante de l’Espagne de la reine Isabel en 1867, l’année précisément où il rencontre le Comte Russell sur le Glacier des Bossons : Miguel Hervas Leon, « La serie de vistas estereoscôpicas de Espana de J. Andrieu y un paseo por el Madrid de 1867 », Archivo español de arte, 2005, vol. 78, n° 312, 381-396.
[17] Il semble qu’il
s’attribuait ce titre mais il ne reste pas de trace officielle de cela au
Ministère de la Marine.
[18] Alisa Luxenberg, « Creating
Désastres : Andrieu’s
Photographs of Urban Ruins in the Paris of 1871 », The Art Bulletin, vol. 80, n° 1, Mars 1998, College Art Association
(http://links.jstor.org).
[19] Voir Denis Pellerin, La Photographie stéréoscopique en France
sous le Second Empire, Paris : Bibliothèque Nationale, 1995.
[20] Voir Jean-Yves Puyo, Jean-Pierre Forgerit,
Virginia Espia, Hélène Saule-Sorbé,
Pyrénées voyages photographiques,
Pau : Editions du Pin à crochets, 1998, 188.
[21] Une grande partie de ses
clichés sont conservés à la Bibliothèque Nationale de France. D’autres sont la propriété de
collectionneurs, parmi lesquels Roderic Martin, qui a
bien voulu nous les communiquer.
[22] Les 3000 négatifs des archives d'Andrieu ont été rachetés par
Adolphe Block en 1874 (voir Wettmann Von Hartmut, "Stereographen des Rheinlandes (http//
members.aol.com/stereofoto/photogr.htr). Ces négatifs stéréoscopiques étaient
enregistrés et déposés au fur et à mesure à la B.N.F, au départ
sous l’appellation « Jean Andrieu » puis dans le « fonds Block » puisque Block a racheté le fonds d'Andrieu. Il y
a encore de nombreuses photographies, témoignages des nombreux voyages
d’Andrieu, à la B.N.F. Toutes ces photographies sont enregistrées sous l'appellation "fonds
Block". La série « Suisse-Savoie », dans laquelle se trouve sans doute la
photographie prise en 1867 de Russell et de ses
compagnons sur le glacier des Bossons, est référencée à la B.N..F. Un exemplaire existe dans la collection de la famille Russell (publié dans l’ouvrage de Monique Dollin du Fresnel). Il y a aussi en Allemagne et en Suisse
de nombreux fonds de photographies de montagne à explorer. La photographie
« Caravane descendant le Mont-Blanc » (ill.
c), proposée par le site http://www.stereoviewheaven.com, fait sans doute partie de la série de photographies
prises par Andrieu ce jour de 1867 où le Comte Russell
avait fait l’ascension du Mont-Blanc. Les points communs que l’on peut voir
avec la photographie publiée par Madame Dollin du
Fresnel dans son ouvrage laissent peu de doute sur la question (voir ill. b et
c) : même nombre de personnages, même pose pour la plupart d’entre eux,
même disposition des personnages, même place pour l’homme qui porte la grande
hotte de bois, même costume du personnage au premier plan.
[23] Eugène Trutat,
« Pont de lierre, Bétharram », Bibliothèque municipale de Toulouse, TRU C 594, http://numerique.bibliotheque.toulouse.fr/ark:/74899/B315556101_TRUC0594,
consulté le 24 juillet 2011.
[24] « A lake […] is Earth’s eye » (Un lac, […] c’est l’œil de la
terre »), Walden or Life in the Woods, Boston : Ticknor and Fields, 1854.
[25] Pau, Musée des Beaux-Arts.
Visible sur le site des collections http://www.culture.gouv.fr
[26] Henry Russell ne
porte pas le bouc sur toutes les photographies mais il l’a sur la plupart, en
particulier celles du grand photographe Maurice Meys
(1853-1937), contemporain de Russell et d’Andrieu et
auteur de la célèbre photographie de Russell allongé
dans son sac en peau d’agneau. Roderic Martin a fait
une excellente étude sur Maurice Meys, intitulée De la chambre noire à la lumière des neiges
éternelles. Un destin : Maurice, Henry Meys,
(CD et http://www.imag-in-pyrenees.com/index.htm,
consulté le 18 juillet 2011). Sur la photo des Bossons où le personnage au
premier plan regarde de façon rêveuse dans le lointain au lieu de regarder
l’objectif du photographe, comme il était de coutume pour les photos
« posées », il est dans la posture qui rappelle Russell
(qui porte le bouc) regardant au loin d’un air rêveur sur une photo de Maurice Meys où le Comte se trouve près de Gavarnie (photo publiée
sur le site des Amis du Livre pyrénéen, collection Michel Meys
(http://www.amis-du-livre-pyreneen.fr,
consulté le 18 juillet 2011).
[27] Non pas dans le but de tromper le lecteur
bien sûr, mais juste parce qu’il fallait proposer à Yon
des images de montagne et de cordées ; il fallait simplement une image de
cordée pour servir de modèle à Yon pour ses
illustrations ; Andrieu avait en sa possession cette série d’images et personne mieux que le Comte Russell et la cordée dont il faisait partie, ne convenaient
à cette idée. Russell fut sans doute contacté par
Andrieu ou par Jules Verne en tant
qu’éditeur, ou peut-être par Paul Verne ; quoi qu’il en soit, l’un d’eux
demanda probablement l’autorisation d’utiliser cette série de photographies,
puisque Russell fut informé de la présence de cette
image ; il savait que la photographie avait été utilisée par Jules Verne
mais soit il ne savait pas comment et il ne l’avait pas vue — puisqu’il parle d’une
« photographie » et d’un « roman de Jules Verne » et non
d’une gravure et d’un récit d’ascension de Paul Verne — soit il envoyait son
lecteur sur des chemins détournés, comme l’avaient fait Jules et Paul Verne…